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et les cultures de la plaine du Chablais, dans les vignes et les châtaigneraies des coteaux, dans les grandes forêts de sapin noir et les pâturages qui revotent les premiers contre-forts des Alpes. La perspective embrassée renferme peu de ces déchirures de surface qui attristent le regard dans la Savoie méridionale, de ces rochers nus et saillans comme les ossemens d’un grand corps décharné; mais, à l’exception des flancs arides du Petit-Salève et de quelques sommités de l’arrière-plan, le sol recouvre toute la superficie, sablonneux au bord du lac, argileux et compacte sur la plaine, profond et riche en débris organiques au bas des pentes, léger et calcaire sur les versans, partout propre aux cultures variées, partout renfermant des élémens de fertilité qui ont valu au Chablais l’appellation ancienne de campagne par excellence, « la campagne des chevaux,» caballensis ager, que lui donnent les chroniqueurs du moyen âge.

Le côté savoyard du Léman a présenté longtemps, au point de vue agricole, un contraste affligeant avec le côté suisse. Là, sur l’autre rive habitée par la population réformée, s’étale une agriculture prospère, — de riches prairies, des vignes symétriques plantées en quinconce et étagées sur les coteaux, de grandes forêts aménagées en taillis ou en futaies, des cultures de céréales restreintes, mais florissantes; des villages propres traversés par des chemins commodes, des constructions rurales habilement distribuées, où l’habitation de la famille laisse voir l’aisance et même le luxe de la vie domestique; des villes et des villas nombreuses, coquettement assises au bord du lac, qui réfléchit leurs blanches silhouettes dans ses eaux bleues; enfin partout l’empreinte de l’activité et de l’intelligence d’un peuple industrieux et prospère. Ici, sur la rive de Savoie, le spectacle était bien différent il y a une trentaine d’années seulement : des chemins vicinaux défoncés, impraticables, conduisant à des villages clair-semés où se groupaient des maisons sordides; çà et là un château du moyen âge élevant sur la plaine sa grande ruine désolée d’où sortait un bétail chétif; de vastes étendues incultes appelées tattes (intactes), couvertes de maigres broussailles rongées par la dent des chèvres ; des champs de blé bordés aux extrémités de bandes de terrain que la charrue n’avait jamais touchées, souillés d’herbes parasites, piétines et durcis par la vaine pâture, épuisés par l’ancien système d’assolement, qui consistait à faire produire à la terre autant de récoltes qu’elle en pouvait porter, et ensuite à la mettre en jachère; tous les traits en un mot d’une agriculture dans l’enfance.

Il est vraiment singulier que la moitié de ce bassin splendide soit restée si longtemps fermée aux lumières, aux idées et aux progrès dont le foyer était à deux pas, sur l’autre moitié. Il n’est pas de