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Picardie, en Poitou, en Flandre, de petits gentilshommes qui parlaient de leurs neveux ou de leurs cousins princes d’Achaïe, ducs d’Athènes, rois de Chypre ou empereurs de Byzance. Ce que nous lisons dans les romans de chevalerie des prouesses des chevaliers errans qui s’en vont lestement conquérir des états et des empires était l’histoire du jour au XIIIe et au XIVe siècle. La fiction se faisait d’après la réalité, seulement elle l’agrandissait ; elle en était l’ombre magique. L’imagination, de nos jours, se prend dans les romans au mirage des millions. Le million nous enivre ; le chiffre a une auréole qui nous éblouit. À ce moment du moyen âge, la principauté grisait les têtes.


Sept chevaliers français ont conquis la Sicile.


Voilà la vraie devise du XIIIe et du XIVe siècle.

Cet esprit d’aventure et de conquête était-il un bien ? était-il un mal ? A-t-il défendu l’Orient chrétien, qu’il avait conquis, partagé, morcelé ? a-t-il préservé l’Occident des incursions et de l’invasion des Turcs ? Non. Le moyen âge avait dans son sein deux principes contradictoires dont les effets se détruisaient réciproquement : il avait le goût des petits états, il en créait sans cesse, et c’est en cela que je l’aime ; mais il avait le goût et la passion de la guerre. Or les petits états peuvent bien naître de la guerre, mais ils périssent aussi par la guerre. Les petits états ne durent que par la paix. Au moyen âge, la même ambition guerrière et aventureuse qui produisait de petits états voulait, à peine nés, les agrandir par la conquête des petits états plus anciens et déjà affaiblis. Saturne dévorait ses enfans. Il y avait une fermentation perpétuelle qui faisait et qui défaisait le monde féodal. Avec cette anarchie destructive, comment les petites principautés de l’Archipel, de la Grèce, de l’Asie-Mineure, de la Thrace, auraient-elles pu arrêter l’invasion ottomane ? L’histoire de ces principautés est une collection de romans de chevalerie et de guerre fort curieuse, sans qu’il y ait dans aucun de ces romans un chevalier qui ait mérité d’entrer et de rester dans l’histoire.

Il y aurait à jeter un coup d’œil rapide sur cette pullulation impuissante du monde féodal : elle est un des momens singuliers de l’histoire de la question d’Orient. Aujourd’hui étudions le système que propose Sanuto pour reconquérir l’Orient chrétien et pour préserver l’Occident, car ces deux points se touchent au XIVe siècle, et il devient chaque jour plus évident que la chrétienté occidentale, qui n’a pas su conserver et défendre l’Orient chrétien, va bientôt être attaquée elle-même sur son territoire par l’Orient musulman.

Il y a dans Sanuto plusieurs personnages pour ainsi dire, et chacun de ces personnages divers a sa part dans son système. Il y a