Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 51.djvu/594

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

principes. Il doit former un tout complètement homogène sous la direction d’un chef qui en soit le lien et lui imprime son action politique. Or des symptômes de division commençaient à se manifester dans le cabinet présidé par Pitt; il y avait diversité complète de vues sur des questions capitales, celle de la paix, qui ne pouvait tarder à revenir, celle de l’émancipation des catholiques, qui ne pouvait rester longtemps suspendue, et le jour où elles se présenteraient l’une ou l’autre, la rupture était inévitable. Ces considérations contribuèrent aussi à déterminer la résolution de Pitt. Il quitta donc le pouvoir, non pas pour satisfaire à un sentiment d’amour-propre blessé ou pour échapper à une situation pleine d’embarras, mais pour rester fidèle aux conditions fondamentales du gouvernement de son pays, que nul n’a pratiquées avec plus de gloire et proclamées avec plus d’éloquence. Du reste, à mesure que s’éloignent ces temps de lutte, les préjugés disparaissent et la lumière se fait. Pitt ne fut pas l’ennemi haineux de la France, mais il fut l’adversaire ardent de ses principes révolutionnaires, de la propagande qu’elle voulut en faire dans toute l’Europe, et de son esprit de conquête. D’un autre côté, si, dans cette époque de troubles et d’agitation, il dut parfois recourir à l’emploi de mesures de rigueur pour maintenir l’ordre public et faire respecter le principe d’autorité, il ne faut pas oublier que, loin de chercher à restreindre les libertés de son pays, il voulut rendre à une partie de ses concitoyens celles qui depuis longtemps leur étaient injustement refusées, que jusqu’au moment où éclatèrent les hostilités il fut un ardent partisan de la réforme parlementaire, et que ses plus belles harangues furent en faveur de l’émancipation des esclaves. Par la puissance du talent, l’éclat de l’éloquence, par son respect des lois et un désintéressement auquel tous les partis ont à l’envi rendu hommage, Pitt était digne de gouverner un pays libre. L’Angleterre n’a pas eu de plus grand ministre, d’homme d’état plus libéral, et dont elle doive davantage honorer la mémoire. Nul n’a plus fait pour sa prospérité et sa grandeur, et c’est lui qui l’a mise dans la situation qu’elle occupe depuis soixante-dix ans en Europe. Qu’il nous soit donc permis, en terminant cette étude, d’invoquer le témoignage d’un ancien ministre, whig par principe et par tradition, qui, ayant bien voulu un jour causer avec nous de cette époque au milieu de laquelle s’était écoulée sa jeunesse, nous dit : « Plus l’histoire en sera connue, plus le nom de Pitt grandira au-dessus de celui de tous les hommes d’état de son temps. »


A. CALMON.