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Si Meyerbeer avait cédé aux suggestions de son illustre ami, peut-être n’aurait-il été dans son pays qu’un savant compositeur. Il aurait eu à lutter contre l’immense succès du Freyschütz, contre Spontini, qui régnait à Berlin, contre les chefs-d’œuvre de Mozart, contre le Fidelio de Beethoven et bien d’autres. En restant en Italie, le jeune tedesco eût été fasciné par le génie de Rossini, par les œuvres de Donizetti, par Bellini, dont les mélodies touchantes faisaient les délices du public. Heureusement Meyerbeer ne se laissa détourner ni par l’Allemagne ni par l’Italie de la voie qu’il suivait depuis dix ans. De retour en Italie, il se rendit à Venise, où il donna son opéra il Crociato, qui fut représenté le 26 décembre 1824. Les premiers rôles avaient été confiés à Mme Méric-Lalande, à Velluti et à Lablache. Le succès fut grand : on rappela plusieurs fois le maître, qui venait de donner le meilleur ouvrage de sa première manière. M. Fétis pense que dans le Crociato on trouve déjà des pressentimens de la transformation que va subir l’instinct dramatique de Meyerbeer. J’ajouterai qu’il y a même dans la Margherita d’Anjou quelques morceaux, le trio par exemple, qui annoncent, comme on dit, la seconde manière du musicien. Quoi qu’il en soit, Emma di Resburgo, Marguerite d’Anjou et il Crociato répandirent le nom de Meyerbeer dans toute l’Italie et fixèrent sur lui l’attention de l’Europe. C’est alors qu’il reçut de M. Sosthènes de La Rochefoucauld l’invitation de venir à Paris pour diriger les répétitions de son Crociato, qu’on allait représenter au Théâtre-Italien. Ce fut une circonstance décisive dans la destinée de Meyerbeer que son séjour dans la capitale de la France, ce grand centre de la civilisation moderne, où Gluck était venu de même, à la fin du XVIIIe siècle, opérer une révolution mémorable dans la musique dramatique. Mise en contact avec l’esprit net de la France après l’avoir été avec le génie mélodique de l’Italie, l’intelligence méditative et profonde de Meyerbeer en reçut un choc salutaire, qui fit jaillir la source de sa propre inspiration. Comme son condisciple Charles-Marie de Weber, Meyerbeer était arrivé tard, et après de longs tâtonnemens, à la conscience de son génie. L’idée musicale ne s’élaborait que lentement dans l’imagination de ce grand maître; mais lorsqu’il consentait à ouvrir à son idée les portes de la vie, c’est qu’il était à peu près sûr qu’elle ferait glorieusement son chemin.

A partir de cette époque, à partir de Robert le Diable et des Huguenots, la carrière musicale de Meyerbeer se continue en pleine lumière. Toutes ses œuvres ont été dans la Revue l’objet d’appréciations étendues, sur lesquelles il n’y a point à revenir. Indiquons seulement les traits essentiels de son génie tels que j’essayais de les fixer à propos du Prophète. — Meyerbeer ne livre rien au hasard, il prévoit tout ce qu’il lui est possible de prévoir, il combine savamment tous les effets et fixe les nuances les plus délicates. Ses partitions sont remplies de notes explicatives, de remarques ingénieuses qui accusent la préoccupation de son esprit vigilant et sa profonde connaissance de la stratégie dramatique. Homme du nord, nourri dès sa plus