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J’avais les yeux sur l’entrée, et je ne puis songer qu’en frémissant à ce qui serait arrivé, si La Meilleraie, comme je le craignais, se fût présenté à nous. C’était le baron.

— Eh ! morbleu ! dit-il en venant à moi, je vous cherche, mon cher comte, depuis ce matin ;… mais ce boudoir était bien la dernière cachette où je pensais vous trouver. — Et, se tournant vers Camille : Suis-je de trop ici, madame ?

Sans dire un mot, je pris les deux mains de la comtesse, que je portai à mes lèvres. Elle tremblait. Je saisis le baron par le bras, et je l’entraînai dehors.

— Je vois, me dit celui-ci une fois dans le corridor, qu’il n’est pas nécessaire de vous instruire de ce que vous savez aussi bien que moi. Maintenant que comptez-vous faire ?

— Baron, je vous ai entendu raconter un jour qu’un officier aux gardes françaises se permit de lorgner la baronne de La Chaize de trop près, et que le lendemain l’officier payait de sa vie cette impertinence…

Le baron secoua tristement la tête.

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Nous devions nous battre à l’épée, à une lieue de Saverne, au bord d’un ruisseau qui coule, entre des peupliers, au travers d’une prairie. Le paysage s’est gravé dans mon esprit, et c’est là l’épisode de ma vie qui se retrace le plus nettement à mon souvenir. Le ruisseau était glacé, l’herbe flétrie, les arbres dépouillés ; la bise soufflait par rafales, secouant les branches chargées de givre ; l’horizon, borné brusquement par des coteaux sillonnés de fondrières, offrait l’aspect de la désolation et de la mort. Le sol craquait sous les pieds ; pas un oiseau dans cet air brumeux, si ce n’est quelques pies criardes. L’impression de tristesse profonde que je ressentis à cette vue me revient à la mémoire avec une incroyable puissance. Je vois encore le baron soucieux et droit comme un piquet, La Meilleraie en face de moi, la poitrine nue, l’épée à la main. Je me précipite sur lui,… puis tout s’efface dans mon cerveau. Je ressentis une vive douleur au côté droit : le fer avait pénétré entre les côtes ; je poussai un cri, et je tombai sans connaissance sur le gazon. L’honneur était satisfait. La Meilleraie se retira avec une égratignure insignifiante, et je fus transporté au château sur un brancard dont les secousses, en me tirant de mon assoupissement, rendaient plus sensible la douleur aiguë que j’éprouvais.

On me déposa sur mon fit avec des précautions infinies. Le médecin sonda la plaie, hocha tristement la tête, et se contenta de recommander le repos le plus absolu. La comtesse fit retirer tout le monde, et déclara qu’elle voulait seule me soigner. Quant à moi,