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d’un ton bourru, en l’engageant à prendre moins de souci de mes affaires.

— Voilà une réplique, reprit ce flegmatique plaisant, qui prouve contre moi que vous êtes réellement insupportable quand vous voulez en prendre la peine.

Cette boutade fit sourire la jeune femme, qui, le visage à demi caché dans les fourrures de son manteau, attachait sur moi ses grands yeux noirs, dont l’expression marquait plus de douceur encore que d’inquiétude. La conversation en resta là heureusement, et le voyage s’acheva dans le plus profond silence. Quand nous fûmes arrivés au château, le baron me prit par le bras, et, me tirant à l’écart :

— Quel singulier personnage prétendez-vous donc jouer ? me dit-il ; si c’est par égard pour la comtesse que vous cherchez à vous rendre détestable, épargnez-vous cette peine. Quand donc auriez-vous fait quelque impression sur son cœur ? Partez sans regret. Tout succède ici au gré de vos plus fantasques caprices : vous êtes né coiffé, votre femme ne vous aime pas.

— Or çà, me dis-je en moi-même, de quoi diable cet homme se mêle-t-il ? Qui lui demande son opinion, et que lui importe que la comtesse m’aime ou ne m’aime pas ? Est-ce une raillerie ou une gageure ? Je ne partirai pas sans avoir vu clair dans le cœur de cette femme.

— Allons ! allons ! reprit le baron en me frappant sur l’épaule, sachez, mon cher, vous mettre d’accord avec vous-même : vous seriez désolé, si la comtesse s’était éprise de vous, et voilà maintenant que son indifférence vous blesse…

— Baron, ce sont là mes affaires, entendez-vous !

Sans s’émouvoir de ma brusquerie, il me regarda avec un froid sourire. — Laissons ces sujets irritans, me dit-il ; nous voici en face du château. Un antiquaire de votre force peut trouver là de quoi s’occuper plus d’un jour. C’est un assez curieux spécimen en son genre, quoiqu’il semble fait de pièces et de morceaux. Remarquez cette vieille barbacane dont on a fait un kiosque, ce belvédère au sommet du donjon coudoyant des échauguettes et protégé par des créneaux, cette courtine percée de larges ouvertures à meneaux ; ne dirait-on pas une jeune pousse greffée sur un vieux tronc ?

La comparaison était exacte. Le château dans ses plus anciennes parties datait certainement du XIIe ou du XIIIe siècle ; mais il avait été démantelé lors des guerres de religion, et reconstruit presque en entier, sous le règne des derniers Valois, dans le goût ornementé et élégant de la renaissance. C’était alors moins une demeure féodale qu’un château princier avec ses colonnettes gréco-romaines,