Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 51.djvu/460

Cette page a été validée par deux contributeurs.

sans mot dire, de ses petits yeux clignotans et moqueurs. Lorsqu’il ouvrit la bouche, ce fut pour me peindre la situation de mon père sous les plus tristes couleurs. Je l’interrompis et lui demandai où il en voulait venir. Sans paraître se soucier de ma brusquerie, il me répondit qu’il avait en main de quoi tout accommoder, qu’il s’agissait simplement d’épouser une riche héritière qu’il tenait à ma disposition.

j’aurais été d’humeur à me marier, que je n’eusse certes pas accepté une femme de sa main.

— Depuis quand les riches héritières, lui dis-je en plaisantant, épousent-elles les comtes ruinés ? Ce doit être quelque honnête laideron…

— Votre future, interrompit-il en se servant d’un terme qui marquait bien que ce mariage était déjà fait pour lui, votre future est une des plus jolies personnes de Paris.

— Alors c’est une sotte…

— Elle a de l’esprit et du cœur jusqu’au bout des ongles. Vous la verrez, mon cher.

— Il me semble, baron, que vous me mariez bien vite.

— Il le faut, répéta-t-il laconiquement.

Il y eut un moment de silence pendant lequel le baron et moi nous nous observâmes avec une sorte d’inquiétude hostile. Le baron était un de ces entêtés qui ne sont pas riches en idées, et qui, lorsqu’ils en ont une, s’y cramponnent avec une obstination désespérante. Quant à moi, je puis dire que jusqu’à ce jour j’avais considéré le mariage avec assez d’indifférence, comme une chose qui ne me concernait en rien ; mais du moment que ce fantôme revêtait un corps et venait à moi avec la consistance de la réalité, j’étais pris de mouvemens d’impatience et de terreur. Je n’en voulais à aucun prix. Le baron riait intérieurement de mon supplice, et son calme m’effrayait.

— De plus grands hommes que vous, me dit-il ironiquement, ont passé par là sans se faire autant tirer la manche.

— On ne donne pas, lui dis-je avec un geste de mépris, une femme riche, aimable et charmante à un garçon dans ma situation. Il faut qu’il y ait un revers de médaille.

Sans se déconcerter, il me répondit qu’il y avait en effet un revers de médaille, et qu’il ne prétendait pas m’apporter, sans un peu d’alliage, la beauté, la fortune et la réhabilitation de mon père, compromis fatalement par une faillite.

— La jeune personne, poursuivit-il, a commis, je ne dirai pas une faute, mais une imprudence qui a jeté une ombre sur sa réputation…