Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 51.djvu/431

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ils n’ont ni avancé ni reculé depuis vingt années : ils ont vécu, voilà tout. Or, durant ce même temps, les populations sujettes de la Porte ne se sont pas contentées de vivre; elles ont grandi, elles ont prospéré au contact de l’Occident[1], et maintenant elles revendiquent hautement leur place au soleil. Longtemps isolées, parquées chacune sur son terrain, quand elles n’empiétaient pas sur celui du voisin, divisées entre elles par des préventions et des jalousies habilement entretenues, elles se rapprochent aujourd’hui, se comptent, se groupent, non plus pour s’absorber dans le panslavisme moscovite, mais pour se constituer à part, suivant leurs affinités ethnologiques ou géographiques. Ainsi s’évanouit ce mirage trompeur d’un nouvel empire ottoman compacte en son unité. La réforme turque n’ayant pas produit les effets qu’on en espérait, faut-il donc revenir à la politique de 1788, de 1807, ou même à celle de 1852, alors que l’empereur Nicolas confiait à sir Hamilton Seymour, dans ces épanchemens familiers dont l’Europe entière a retenti, ses vues sur Constantinople et l’Orient? Et, faute de pouvoir garder son intégrité, la Turquie doit-elle être démembrée? Non, il y a une autre conduite à tenir, plus conforme à l’équité et au sens pratique.

La politique la meilleure est celle, en définitive, qui observe les signes des temps, qui ne s’obstine pas à maintenir un passé ruineux, mais consulte les besoins nouveaux, les aspirations légitimes des peuples. Le rôle des puissances, celui de la France en particulier, nous semble donc tout tracé. C’est celui que définit si judicieusement M. Guizot dans ce passage de ses Mémoires : « Maintenir l’empire ottoman pour maintenir l’équilibre européen, et quand par la force des choses, par le cours naturel des faits, quelque démembrement s’opère, quelque province se détache de cet empire en décadence, favoriser la transformation de cette province en une souveraineté nouvelle et indépendante qui prenne place dans la famille des états et qui serve un jour au nouvel équilibre européen, voilà la politique qui convient à la France, à laquelle elle a été naturellement conduite et dans laquelle elle fera bien, je crois, de persévérer[2]. » C’est la même politique que conseillaient M. Saint-Marc Girardin dans ses récens écrits[3] et M. Cobden dans un discours prononcé en 1863 devant la chambre des communes[4]. Ces écrits, ce discours nous ramènent tantôt aux

  1. Après la paix de Sistov (1791), les Turcs, en reprenant possession de Belgrade, ne pouvaient assez s’étonner de retrouver les Serbes si différens de ce qu’ils les avaient laissés deux ans auparavant. «Voisins, dit le commissaire ottoman aux officiers autrichiens chargés de lui faire la remise de la place, qu’avez-vous fait de nos raias? » (Ranke, Histoire de Serbie.)
  2. Guizot, Mémoires, t. V.
  3. Voyez la Revue du 15 mars 1862.
  4. The Debate on Turkey, p. 96.