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moyenne générale de la France est de 70. Il n’est pas difficile de démêler les causes de cette situation. D’un côté, la configuration du pays se prêtant peu au travail agricole, les habitans ont demandé de préférence leurs moyens d’existence à l’industrie pastorale; de l’autre, exposés pendant des siècles aux invasions et aux pillages des peuples riverains de la Méditerranée, ils ont dû, pour se mettre à l’abri des coups de main, abandonner les plaines et les vallées et grouper leurs habitations sur le sommet des montagnes, comme des aires d’aigles sur le haut des rochers. Là, isolés du monde entier, sans communication avec leurs voisins, ils vivaient de leurs troupeaux, dont ils confiaient la garde à des hommes armés. Il était impossible que, dans ces petites agglomérations, des jalousies ne surgissent pas entre les familles, et que les haines, une fois allumées, ne se perpétuassent pas de génération en génération, alimentées par l’isolement, entretenues par des préjugés que rien ne venait combattre. De là l’origine de la vendetta et du banditisme, qui en fut la suite. Quand les Génois se rendirent maîtres de l’île, bien loin de cherchera calmer ces inimitiés, ils firent tout pour les entretenir et les multiplier. C’était pour eux un moyen de gouvernement; comme ils ne quittaient pas les côtes, ils maîtrisaient le pays en favorisant tantôt une faction, tantôt une autre.

A la dissolvante domination des Génois succéda de 1728 à 1769, époque de la réunion à la France, une période insurrectionnelle pendant laquelle la Corse a été livrée aux luttes intestines des partis, qui ne firent qu’empirer le mal, et il a de si profondes racines que, bien que près d’un siècle se soit écoulé depuis la réunion, les mœurs des habitans sont encore à peu de chose près ce qu’elles étaient alors. Insulaires, éloignés du courant général de la civilisation, ne recevant les idées du continent que par de rares intermédiaires, imbus de préjugés superstitieux qu’entretient un clergé ignorant et avide de domination, les Corses, surtout dans la cam pagne, ont conservé une partie des défauts de leurs ancêtres. Comme eux, ils détestent le travail qui les enrichirait; comme eux, ils briguent le pouvoir et l’influence que donnent les fonctions publiques; comme eux, ils sont prompts à la vengeance et impitoyables pour leurs ennemis. Le banditisme sans doute est à peu près détruit; mais, pour être plus dissimulées, les haines n’en sont pas moins tenaces, et si elles ne se traduisent plus qu’exceptionnellement par des assassinats, elles cherchent à se satisfaire par des moyens qui ne sont guère plus avouables[1].

  1. L’extinction du banditisme est due à la loi de 1853, qui prohibe d’une manière absolue le port d’aucune arme. Jusqu’alors, personne ne sortait de chez soi sans avoir son fusil sur le dos. On s’en servait à la moindre altercation. Les gens du peuple l’appelaient leur juge de paix, parce qu’il mettait fin à leurs différends. Les effets de cette loi ne tardèrent pas à se faire sentir : en 1851, le nombre des accusés pour meurtre et assassinat était de 200; en 1855, il était déjà tombé à 78. Encore aujourd’hui il faut à la Corse 1,200 gendarmes. On voit cependant qu’il y a progrès, puisque Voltaire, dans son Précis du règne de Louis XV, prétend qu’on avait compté 1,700 assassinats en deux années.