Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 51.djvu/317

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

chez vous? Nous tenons toutes les grandes routes qui mènent d’Europe ou Asie; comment pourvoirait-elle, dans quelqu’une de vos provinces, à l’existence de la colonie la plus insignifiante? Et que serait une colonie française installée dans votre pays, sinon une source d’inquiétudes, un sujet de dépenses inutiles? Ne vous fiez pas non plus aux dispositions récalcitrantes de notre parlement; le langage de l’opposition vous abuse sur son influence. Soyez certain d’ailleurs qu’une fois la guerre entamée, nous serions tous du même avis, et alors... — Alors, interrompt Boosey-khan avec une affabilité souriante, vous auriez affaire, non pas à un peuple uni par les liens de la solidarité patriotique, mais à une collection d’individus ayant chacun ses vues personnelles et son intérêt distinct. Moi qui vous parle, je me soucie fort médiocrement de l’issue que la guerre pourrait avoir. Si je tenais bien mes cartes, elle me rapporterait toujours quelque chose. J’aurais soin de ne pas me mettre à portée des balles; mes bijoux et mes tomans, logés dans quelque trou, défieraient vos recherches; je vous verrais sans émotion coucher par terre autant de nos soldats qu’il vous en faudrait pour donner satisfaction à vos belliqueux instincts, et ceci fait, lorsque vous auriez besoin de mes services, je vous les vendrais à beaux deniers comptans, sans le plus léger scrupule. Vous n’espérez certainement pas les obtenir à titre gratuit... Achetez-moi donc, sahib Smith, et laissons la vergogne aux imbéciles. »


Comme il s’agit ici d’un personnage haut placé, de l’un des hôtes habituels de l’anderoon impérial[1], nous ne rabattrons pas grand’chose de cet exposé légèrement ironique; mais, en dehors des préoccupations égoïstes de « Boosey-Khan » et de ses pareils, il reste à compter avec d’autres entraînemens, d’autres passions qu’il faut bien reconnaître au peuple persan pris en masse. Rappelons-nous par exemple la dernière guerre avec la Russie, — celle de 1828, qui se termina par le traité de Turkumanchai, — entreprise à l’encontre de toute prudence et de tout calcul par un aveugle élan que suscitèrent les prédications du syoud (chef des mollahs), et nous nous convaincrons qu’il existe, en Perse comme ailleurs, autre chose qu’une bassesse sans remède, une vénalité absolue. Malheureusement, en Perse comme ailleurs, l’ignorance des classes inférieures fait équilibre à leurs plus généreux instincts, et les livre sans défense aux trahisons intéressées des gens qui ont su se ménager la possession du pouvoir; malheureusement aussi la grande majorité de ces « habiles » ressemble trait pour trait au personnage fictif que nous venons de voir mettre en scène.


E.-D. FORGUES.

  1. Andiruni, intérieur (de maison), par opposition à biruni, extérieur.