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tinée du nauroz, vient à rencontrer un ami lui donne un de ces baisers que les Russes échangeaient naguère encore en l’honneur du jour de Pâques. Quant aux résidens européens, cette semaine de délices est pour eux une semaine de corvée. L’étiquette du pays leur impose des visites en grand uniforme, besogne assez rude quand elle dure plusieurs jours de suite, et qui se complique un peu plus tard des visites à recevoir en échange de celles qu’ils ont faites. L’éléphant blanc du monarque vient entre autres, avec son cornac, et à l’instar de notre bœuf gras, leur offrir des vœux de bonne année. Il en coûte gros, paraît-il, pour reconnaître une démarche si honorable; mais s’abstenir en pareil cas serait de la plus haute imprudence.


« Parmi les hôtes importuns que nous ramène le nauroz, il faut compter, dit l’auteur des Persian Papers ces mendians vagabonds qui s’intitulent derviches, et dont la plupart, sous prétexte de folie ou de sainteté, s’attribuent le droit de venir s’installer chez « l’infidèle, » pour s’y livrer à toute sorte de tapages nocturnes jusqu’au moment où une contribution plus ou moins volontaire les détermine à quitter la partie. La loi sanctionne ces exorbitans procédés, et nos drôles en profitent pour élever des prétentions quelquefois ridicules. Elles montèrent si haut en certaine circonstance, que le ministre britannique, un de nos compatriotes du nord, — gentleman d’humeur narquoise et dont on ne venait pas facilement à bout, — forma le projet de se refuser à ce qu’il regardait très légitimement comme une extorsion des plus impudentes. Un derviche était venu planter sa tente au beau milieu du jardin de son excellence, précisément à l’endroit où l’envoyé faisait le plus volontiers sa promenade du soir. On lui avait offert, mais sans succès, une indemnité de déménagement que tout autre à sa place aurait certainement acceptée. Aussi notre Écossais résolut-il de déloger cet hôte incommode sans s’imposer pour cela le moindre sacrifice. L’emploi de la force eût tout simplifié; mais il ne fallait pas y songer, et le diplomate dut recourir aux subtilités qui caractérisent sa race. Il guetta le moment où le prétendu saint se retirait sous sa petite tente déguenillée pour se gorger outre mesure et dormir une fois repu. Ceci lui prenait (on s’en assura) douze heures environ sur vingt-quatre, et c’était ce long sommeil quotidien, précédé chaque matin d’un bon repas, qui le renvoyait frais et dispos à son travail de chaque nuit. Notre ministre réunit en conséquence les Européens de sa maison, prépara les matériaux nécessaires, et, dans un laps de temps incroyablement abrégé, se mit à élever un mur circulaire autour de la hutte de toile où nichait le derviche. Quand celui-ci s’éveilla, on posait déjà les charpentes de la toiture, et comme on n’avait ménagé ni portes ni fenêtres, il put craindre, il craignit un emmurement qui n’est pas sans exemple dans les fastes criminels du pays. Le pardon qu’il demandait à grands cris lui fut accordé en toute indulgence, sans autres conditions que celle d’une retraite immédiate, et en effet, à peine un passage ouvert, il disparut avec plus d’empressement que n’en comportait la dignité de son rôle. Toute l’affaire, ébruitée dès le lendemain, devint pour ses compatriotes un sujet de risées. Une bonne plaisanterie, un tour subtil,