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influences coupables, elle puisse grandir librement et se choisir elle-même un époux, quand le moment sera venu. Cruelle punition pour la mère imprudente! En vérité, comédie pour comédie, on ne sait laquelle vaut le mieux. La première avait du moins le mérite de la franchise; la cupidité de M. de Gersdorff, en se servant de moyens si blâmables, n’invoquait pas hypocritement l’intérêt de la moralité publique. Quant aux influences tyranniques dont on voulait préserver le libre choix de la jeune fille, elles n’avaient fait que changer de nature ; au lieu de la volonté impérieuse d’une mère, c’étaient les caresses intéressées des agens de Frédéric-Auguste. Mlle de Loeben était une âme frivole; on l’amena sans peine à remercier le roi de sa délivrance et à exprimer son aversion pour M. de Gersdorff. Frédéric-Auguste manda le jeune lieutenant en son palais, et après lui avoir adressé les plus sévères reproches, après avoir en quelque sorte suspendu sur sa tête le châtiment de son indignité, il ajouta qu’il daignait lui faire grâce, s’il prenait l’engagement de renoncer pour toujours à Mlle de Loeben. En même temps une négociation fut ouverte avec M. le comte de Friesen pour déchirer le contrat de 1706; ce fiancé à longue échéance, si bizarrement accepté, si bizarrement éconduit, reçut une indemnité en bonne monnaie d’or. Telle était la dignité de ces gentilshommes, telles étaient les nobles mœurs d’un pays que les chroniqueurs du temps nommaient la Saxe galante.

Sur un terrain préparé de la sorte, le jeune héros de Stralsund n’eut pas de peine à supplanter ses rivaux. On dit que la riche héritière lui plaisait médiocrement, et que s’il consentit à lui faire sa cour, ce fut le nom de la jeune fille qui le décida. « Soit! aurait-il dit, épousons la victoire ! » Quant à Johanna-Victoria, la position quasi royale de Maurice, encore plus que sa gloire naissante, éblouit tout d’abord sa vanité enfantine. Il y a une lettre de sa main, en date du 30 juillet 1711, où nous lisons ces mots : « Je vous assure, en ce qui me concerne, que je vous serai éternellement attachée; dussé-je être privée longtemps de votre conversation, jamais je ne renoncerai à vous. Je vous prie de me conserver aussi un peu d’affection, et j’ose dire que je n’en doute pas. Enfin je me recommande à votre constante amitié, et je reste, monsieur le comte, votre très fidèle Johanna-Victoria de Loeben. » Elle ajoutait en post-scriptum des vers français que voici :

Que notre sort est déplorable
Et que nous souffrons de tourment
Pour nous aimer trop constamment!
Mais c’est en vain qu’on nous accable :
Malgré nos cruels ennemis,
Nos cœurs seront toujours unis.