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sont notre chair et nos os. Virtuellement nous sommes tous Homère ou Mozart, ou Rubens. Tous les glands de la forêt ne donnent pas de beaux arbres, mais dans tous les glands il y a le germe d’une forêt de chênes. Donc tout homme en qui la sève divine n’a pas été étouffée ou détournée de sa fonction est un homme complet. Les grands poètes sont des hommes réussis, mais ils ne sont rien de plus que des hommes, et c’est pour cela que nous les aimons. S’ils étaient d’une autre nature, ils ne pourraient nous faire aucun bien, pas plus Jésus que les autres. Les chrétiens l’ont bien compris, car ils ont voulu qu’en lui la nature humaine fût complète et servît d’intermédiaire entre l’esprit et nous. Il n’y a pas tant à discuter là-dessus que l’on croit, car l’esprit est homme aussi, et un Dieu qui ne comprendrait pas en lui la nature humaine avec toutes les autres ne serait qu’une entité chimérique. Il n’y a donc pas d’autre nature que la nature, et ceci n’est pas du panthéisme comme on veut l’entendre quand on crie au panthéisme sans savoir ce que c’est.

Mais les chevaux ont fini de manger, et le geai de l’autre jour, le même, car je reconnais sa voix rauque et ses folles réflexions, est au-dessus de ma tête et semble rire aux éclats. C’est un bon geai au demeurant. En Berri, on l’appelle Jacques, comme partout on appelle la pie Margot, le corbeau Colas et la grive Guillaume. Il est moqueur, querelleur, bavard; mais il a de l’esprit comme un bossu et de la gaîté à remplir une forêt. Les chevaux ont dû l’entendre de loin et se dire : C’est là que nous étions.

J’apprends, en arrivant, qu’on a empêché les gens de lettres, les théâtres et les artistes de Paris de célébrer l’anniversaire de Shakspeare. Qui a fait cela? Pour plaire à qui? Par crainte de quoi? Qui en a eu l’idée? Qui l’a permis? Assurément ce n’est pas Jacques, l’Esope grotesque de la forêt, qui aurait eu une pensée si étrange. Jamais Jacques n’a défendu aux aigles de planer ni aux rossignols de chanter. Est-ce parce que Shakspeare est protestant? Ce doit être cela. L’année prochaine, il sera défendu de fêter l’anniversaire de Molière : un comédien doit être excommunié: mais Napoléon aussi fut un grand homme. Il a bien parfois contrarié les ultramontains : on avisera à supprimer sa fête.

— Mais non, me dit-on; c’est autre chose. Vous ne devinez pas?

— Non, je ne devine pas le rapport qui peut exister entre Shakspeare et la police de sûreté. Moi qui défendais le XIXe siècle! Mon Dieu, mon Dieu, qu’elles sont longues, les racines du moyen âge! Mais que t’importe le banquet, ô divin Shakspeare? tu as le livre de Victor Hugo.

Moi, je reviens non d’un banquet fameux, mais d’un fameux banquet, la nature en fête, le mois d’avril dans une oasis, et j’en rap-