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Science, qui fait partie du livre sur Shakspeare, et qui se termine par ces mots profonds : telle est la loi peu connue de l’art.

Cela est vrai. Cette loi était mal connue, parce que la route était mal explorée. Les historiens nous disaient : Le progrès a des faces diverses, ou, si l’on veut, des racines dans tous les sens; l’une croît et pousse, l’autre s’étiole et s’enfouit. A telle époque, la politique est en bonne voie et l’art s’endort. L’industrie devient florissante à une autre époque, la métaphysique alors est étouffée. Raison et poésie, expérience et sentiment viennent tour à tour prendre les rênes de l’esprit humain. C’était proclamer que les deux grandes forces du genre humain sont irrévocablement ennemies, et que l’une des deux doit toujours tenir l’autre sous ses pieds. Constatation d’un fait, mais triste loi! Je crois davantage désormais au poète qui me dit : Toutes les lois sont belles. Ce qui est triste et fatal est illégal devant Dieu.

Ce qui a créé la grande objection contre le progrès, la science toujours dépassée contre l’idéal indépassable, c’est au fond la grande lutte entre le savant et l’artiste. Chose étrange, tous les savans n’ont pas la certitude de la loi de progrès, qui cependant est le domaine inépuisable et indéfini de la science; par contre, la plupart des artistes croient au progrès, bien que pour l’art il n’y ait pas de progrès possible. Évidemment personne ne s’était compris jusqu’à présent. Au nom de la raison, le savant disait : N’allons pas vite, et doutons de tout ce qui n’est pas prouvé. Au nom du sentiment, l’artiste disait : Allons vite et toujours; il y a toujours plus et mieux que ce qui a fait sa preuve. Doute trop modeste du savant! Espoir trop enivré de l’artiste! L’un a déjà derrière lui tout ce qui peut être atteint; l’autre a encore devant lui tout ce que l’on pourra atteindre.

Et pourquoi, rentrant en lui-même, chacun de ces grands travailleurs serait-il attristé de reconnaître son erreur? Si la science n’est jamais finie et ne s’arrête à aucun homme, quelque prudent ou quelque audacieux qu’il soit, n’est-ce pas le côté éternellement fécond et sublime de la science? Cette découverte, qu’il est une force destinée à engendrer une plus grande force, n’est-elle pas la grande lettre de noblesse du savant? Noblesse à nulle autre pareille, puisqu’au lieu de dégénérer elle s’épure et s’élève d’une génération à l’autre.

Et si l’art est le domaine du fini, en ce sens qu’il a, en tous lieux et en tous temps, atteint sa perfection intrinsèque, n’est-ce pas pour l’artiste une magnifique grandeur que d’appartenir à cette race où chacun fait sa noblesse soi-même, sans espoir de dépasser ses aïeux, mais avec la certitude de n’être point dépassé par ses descendans?