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fouet de Juvénal pour se retirer dans le sanctuaire le plus intime de son être et devenir un penseur robuste et mélodieux, nous ne savons où l’on prendrait lieu d’être inquiet et comment le public s’effraierait des métamorphoses du poète.

Nous ne voudrions point quitter les Silves sans constater la variété charmante que ce volume offre au lecteur; on s’avance à travers le livre comme dans une région pittoresque où chaque pas change le paysage. C’est là un genre d’attrait qu’on demanderait vainement aux recueils des poètes du jour; presque tous ont ce caractère de monotonie, d’uniformité, qui est encore une marque certaine d’impuissance. Une seule pièce lue vous donne le compte des idées contenues dans le volume; continuez-vous à tourner les pages, vous vous heurtez aux répétitions. C’est le même thème invariable, habillé de rimes plus ou moins sonores :

Et ce n’est que du bruit que tout ce qu’on écoute.

La recherche des atours trahit à la vérité une peine infinie; hélas! cela ne veut pas être creusé; le moindre attouchement dérangerait peut-être cette mise coquette et raffinée.

« Tout poète véritable, écrivait en 1840 M. Victor Hugo, indépendamment des pensées qui lui viennent de son organisation propre et des pensées qui lui viennent de la vérité éternelle, doit contenir la somme des idées de son temps.» Ce mot peut être appliqué à bon droit aux époques qui, selon l’expression de Térence, sont pleines de rimes, et où la poésie coule de source; mais ce courant général d’idées et d’impressions dans lequel flotte le monde présent n’entre guère, il faut bien l’avouer, dans la poésie que ce monde produit. Peut-être, après tout, l’élan lyrique, tel que le passé nous apprend à le concevoir, ne résumerait-il pas avec une netteté parfaite notre mouvement intellectuel si pratique et si positif. Ce qui est certain aujourd’hui, c’est que la fantaisie individuelle refoule peu à peu la haute inspiration et tend à se substituer à ce fond général d’idées et d’impressions qui féconde seul les œuvres intellectuelles. C’est là une tendance que nous signalons, tout en reconnaissant qu’en d’autres domaines la pensée gagne au contraire en largeur et en fermeté. Espérons que l’équilibre ne sera point détruit, que les facultés Imaginatives et poétiques maintiendront leur autorité, et que les Silves de M. Barbier sont comme l’annonce d’une conciliation heureuse que de nouvelles tentatives littéraires ne tarderont pas à mieux accuser.


JULES GOURDAULT.


V. DE MARS.