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réception à l’Académie française. Ce fut un homme chimérique et maladroit, diront les habiles; il aurait dû voir que ce qu’on lui demandait, c’était sa popularité pour la restauration des ordres religieux, non ses idées et ses conseils, — que la religion a le droit de se servir de tout, même de la liberté, pour dominer, pour s’imposer, sauf à jeter de côté l’arme qui l’a aidée à vaincre. Ce genre d’habileté, qui n’était pas à l’usage de Lacordaire, n’est peut-être pas de l’habileté autant qu’on le croit, et la carrière même de ce prêtre énergique et sincère en est la vivante démonstration. Lorsque Lacordaire parut au grand jour des luttes publiques, où en était la religion en France? Elle avait la veille encore la puissance, les faveurs, la domination par l’alliance avec l’esprit d’absolutisme, et le lendemain les églises étaient saccagées, les croix étaient bannies des places publiques, la robe du prêtre ne pouvait se montrer dans la rue. Quinze ans s’écoulent; les églises sont respectées, la robe du prêtre peut paraître partout, et même le froc du moine peut monter dans la chaire. Qu’est-ce qui a produit ce résultat? La liberté et rien que la liberté, l’apparence d’une adhésion de l’église aux principes de la société moderne, le libéralisme décidé et sincère d’hommes tels que Lacordaire. Laissez passer encore quinze ans : le vent a tourné et n’est plus pour la liberté, la réaction triomphe dans les conseils de ceux qui mènent la religion, de ceux qui ont la prétention de la mener; les libéraux sont bafoués, et l’impopularité recommence, les esprits s’aigrissent, les polémiques s’enveniment, les hostilités renaissent. Voilà donc le résultat de cette grande habileté. Admettez une autre hypothèse, supposez qu’au lieu de suivre la politique qu’elle a suivie, la cour de Rome se fût inspirée un peu plus des pensées que Lacordaire dans sa liberté a plus d’une fois exprimées. D’abord elle ne serait jamais arrivée assurément à un plus grand désastre. Qui peut dire, d’un autre côté, que le saint-siège n’eût point détourné ainsi la crise suprême dans laquelle il se débat, et à laquelle il ne manque que le dénoûment? Dans le drame des destinées religieuses de notre temps, Lacordaire a été, je l’accorde, peu écouté, il a même été sans doute toujours suspect; il n’a eu raison que devant l’opinion, il est justifié par les événemens, et il reste pour tous, en dehors de toutes les contradictions de l’esprit, l’homme qui a réuni avec le plus d’éclat, avec une séduisante et fière originalité, l’honneur du prêtre et le sentiment viril de l’enfant de notre siècle.


CH. DE MAZADE