Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 51.djvu/246

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Séparés d’eux dès le premier jour, nous ne fûmes jamais des leurs. A mon dernier souffle et dans mon tombeau, ce sera là un doux et pur souvenir... » On lui a payé cela sur son tombeau, et son âme a été accompagnée dans l’éternité d’une oraison funèbre de ses pieux adversaires telle qu’il la souhaitait de son vivant lorsqu’il écrivait : « J’espère bien qu’ils me traîneront sur leur claie avant que je meure. »

Après avoir partagé une vie à la fois errante et recueillie entre la prédication toujours renaissante et l’organisation de maisons de son ordre, le jour où il s’était senti mal à l’aise pour faire entendre une parole libre, accoutumée aux hardiesses, dans le silence universel, il s’était réfugié dans le midi, dans cette école de Sorèze qu’il avait restaurée auprès de la Montagne-Noire, et où il trouvait la retraite animée qu’il cherchait toujours. Il s’était fait maître d’école comme au temps de l’Avenir mais sans avoir affaire cette fois au commissaire de police. Il aimait toute cette jeunesse accourue de tout le midi autour de lui, et qui avait l’orgueil d’un tel chef. Je crois même que les mères partageaient cet orgueil. Par une direction douce et ferme, il avait résolu un bien singulier problème, celui d’inspirer l’amour du collège à des écoliers, au point que ceux qui avaient achevé leurs études revenaient quelquefois à Sorèze passer une année de plus. C’est là que l’Académie allait le chercher, et c’est là aussi que la mort venait le surprendre, brisé par un mal qui l’avait envahi depuis deux ans, affaibli par l’austérité, ayant parfois, comme il le disait, « le poignant chagrin des hommes et des choses, » mais non vaincu, et gardant encore dans son regard lumineux et franc comme un dernier reflet de ce grand feu qui l’avait porté à tous les combats de la parole.

La mort emporte beaucoup de l’orateur; il n’y a plus ni le geste ni la flamme. Dans le travail de prédication par lequel Lacordaire a marqué son passage, et où manquent aujourd’hui et la flamme et le geste, on peut remarquer des excès d’imagination, une philosophie insuffisante, des faiblesses de logique et de démonstration, de la subtilité, de l’emphase. Un homme, après tout, vaut mieux qu’une démonstration abstraite, et une âme véritable est une plus belle œuvre qu’une philosophie. Lacordaire a offert dans notre temps ce spectacle d’un homme vrai, sorti des mains d’une mère pieuse et forte, gardant toujours ce cachet de l’honneur et de la virilité, d’une âme où la religion habitait sans y allumer les fanatismes vulgaires, où à côté de la religion la liberté avait trouvé un asile d’où elle n’a jamais été bannie. « Catholique pénitent et libéral impénitent, » c’est le dernier mot par lequel il se résumait lui-même en parlant à des jeunes gens qui étaient allés le voir après sa