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tombeau. Entre ces deux alternatives, vous aimiez mieux la première, vous espériez qu’avec le temps et les événemens je donnerais assez de gages pour obtenir confiance. Avec un autre caractère que le mien, cela eût été possible en effet; mais, étant ce que je suis, il vaut mieux me poser seul à la face de tous, recevant au corps les flèches de la haine, vivant et mourant comme je pourrai. Ce sort me plaît, parce qu’il est de mon devoir de l’accepter, et aussi parce qu’il m’est impossible de ne pas préférer, voluptueusement parlant, la sincérité à tout. Ma force est dans le vrai aussi bien que mon devoir, aussi bien que mon orgueil et mon plaisir. M. l’archevêque a cru me dominer par le besoin que j’avais de lui et par le côté docile de mon être ; il aurait fallu pour cela me respecter davantage et connaître davantage le prix des hommes. »

Lacordaire était suspect et il devait l’être, car s’il n’avait rien du révolté, du sectaire, de l’homme ayant le goût, mais non le courage du schisme, il avait la fierté, l’indépendance, l’intrépidité de l’esprit, toutes ces qualités natives d’où il a tenu de bonne heure « ce grand air sacerdotal » dont il parle quelque part. Il sentait l’embarras de sa situation. « Est-il sage, écrit-il, de rester toujours sous les yeux du public et des fidèles comme un problème? Peut-on acquérir une autorité vraie, l’autorité nécessaire au prêtre, lorsque des gens de bien se demandent si vous êtes ou non orthodoxe? Et ne vaudrait-il pas mieux vivre dans la retraite, écrire et se taire? » Plus d’une fois dans ces années, avant même d’être arrêté dans sa carrière d’orateur, il avait senti naître ce goût de renoncement. Il lui était arrivé d’aspirer à être un simple curé de campagne. Les épreuves qui l’assaillaient de jour en jour ne faisaient que réveiller ces idées de retraite. Ce fut là peut-être la première origine d’une détermination imprévue en apparence, à laquelle il se livrait tout entier. Il alla à Rome en 1837, après ses mésintelligences avec M. de Quélen; il y revint l’année suivante, et c’est alors qu’il conçut la pensée de rétablir en France l’ordre des frères prêcheurs, de revêtir la robe du dominicain. Si agréable que pût être cette idée à Rome, ce n’est pas sans difficulté que Lacordaire la réalisa. Il faut avouer qu’il a été toujours quelque peu suspect à Rome après l’avoir, été longtemps à Paris. « On peut faire du bien en France, disait un jour le cardinal Lambruschini; mais un malheur déplorable pour ce pays, c’est le parti des jeunes gens qui s’y est formé et dont Lacordaire est le chef. Ces gens-là n’ont d’autre idée que la séparation de l’église et de l’état... Voyez-vous, Lacordaire et l’abbé de Lamennais, c’est tout un. » Lacordaire réussit néanmoins. Après avoir rassemblé en France quelques compagnons dévoués, il prit l’habit à Rome; il fut envoyé, pour passer son no-