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Lacordaire s’était soumis à la décision de Rome et avait accepté sans murmure la condamnation d’une œuvre qu’il croyait juste, au lieu de suivre Lamennais dans ses révoltes, il avait accompli un acte de renoncement qui n’était point vulgaire : il s’était mis en règle ; mais en même temps pour les chefs de l’église, pour ceux qui entourent les chefs de l’église, il restait le jeune prêtre qui avait beaucoup osé, qui avait aspiré l’air révolutionnaire, et qui ne cessait d’inquiéter par sa hardiesse, de troubler par sa précoce renommée ; il était l’objet des soupçons, des défiances. Rejeté pour le moment dans l’aumônerie d’un petit couvent de la Visitation, vivant avec sa mère au pied de la Montagne Sainte-Geneviève, voyant peu de monde, il se recueillait dans l’obscurité, la solitude et le travail. C’est à peine s’il put être admis à faire ses premières conférences au collège Stanislas en 1834, et l’éclat soudain de sa parole réveillait contre lui les petites hostilités. « Ici, écrivait-il, on me traite de républicain forcené, d’homme incorrigible, relaps, et mille autres douceurs… Il y a des ecclésiastiques qui m’accusent non pas d’être athée, mais de n’avoir pas prononcé une seule fois le nom de Jésus-Christ… » L’archevêque de Paris, M. de Quélen, homme d’un autre temps, bienveillant d’ailleurs, était tout à la fois attiré par le talent et retenu par la crainte de fournir des prétextes aux divisions de son clergé, de « donner du mouvement aux esprits toujours prêts à s’entre-choquer. » Il autorisait d’abord les conférences de Stanislas, puis il exigeait que Lacordaire soumît à la censure ecclésiastique chacun de ses discours. Bientôt, repris de goût pour lui, il le faisait monter pour la première fois dans la chaire de Notre-Dame, puis il l’arrêtait par des tracasseries nouvelles. Je ne sais si rien peut mieux peindre le caractère de Lacordaire que son attitude au milieu de ces médiocres et obscures péripéties. Il résiste sans se révolter, il obéit sans s’abaisser, en gardant au contraire sa dignité et même la supériorité morale sur le prélat. Il parle de M. de Quélen librement dans ses lettres et d’un ton où se révèle la différence des deux natures. « Il est certain, écrit-il après une de ces bourrasques, que la prudence la plus naturelle exigeait que je me maintinsse dans les bonnes grâces de M. l’archevêque ; mais M. de Quélen représente l’ancienne église de France, et il n’a jamais aspiré qu’à la rétablir avec ses anciennes traditions. Voilà le fond de sa vie et de ses espérances. Comment accepterait-il un homme qui croit à beaucoup de nouveautés ?… Qu’est-ce qui a blessé M. l’archevêque dans mon écrit ? Est-il un enfant qui ne le verrait ? Que je me fusse conformé aux idées de M. l’archevêque, et j’aurais pu, je le sais, parvenir à tout ; au lieu de cela, je serai abreuvé de dégoûts, à moitié banni, incertain de ma vie et de ma réputation jusqu’au