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été stériles chez nous pour l’archéologie ancienne. Espérons que ce mouvement une fois donné ne s’arrêtera pas. La France a plus à gagner qu’elle ne le suppose à ne pas négliger l’érudition. La pente ordinaire de notre esprit est d’aller vite aux généralisations précoces. Nous avons plus le goût des aperçus brillans et des grandes théories que des recherches patientes. Quoi que nous entreprenions d’étudier, nous sommes toujours pressés de conclure, et une sorte d’impatience nous entraîne à des systèmes douteux. L’érudition, avec ses méthodes lentes et ses procédés réguliers, pourra servir de contre-poids à tous ces défauts, qui lui sont contraires. Si l’exemple des érudits et leur façon de travailler peuvent donner aux autres l’habitude d’aller plus au fond des sujets qu’ils traitent, s’ils leur apprennent à être moins superficiels dans leurs études et plus circonspects dans leurs conclusions, ce sera assurément un résultat qui ne manquera pas d’importance. D’un autre côté, l’érudition n’a pas moins à gagner à se faire française que la France à devenir plus érudite. Les Allemands eux-mêmes reconnaissent qu’elle est très souvent chez eux confuse et embarrassée, qu’elle néglige l’ensemble et se perd dans les détails, qu’elle est trop éprise de subtilités, et se soucie moins d’être vraie que nouvelle et piquante. Nous lui donnerons les qualités qui sont celles mêmes de notre esprit, l’ordre et la clarté. Nous la réglerons par le bon sens. Nous lui ferons prendre l’habitude de subordonner les questions entre elles, de les mettre chacune à son rang et de les traiter selon leur importance. Nous lui apprendrons enfin à ne pas faire avec la littérature un divorce qui serait fâcheux pour toutes les deux. L’exemple de Bayle, d’Henri Estienne et des autres grands érudits français montre que la finesse, l’élégance, la vivacité, le sentiment des beautés littéraires, un certain esprit caustique et malin, peuvent servir à quelque chose, même dans l’érudition. Ainsi tout nous indiqua que nous avons à prendre dans la science une place qui est vide depuis le XVIIe siècle, et que nous pouvons seuls occuper. Il faut donc espérer que le dédain de quelques esprits légers, chez qui la raillerie sert à déguiser l’impuissance, n’empêchera pas les gens sérieux d’encourager des travaux utiles, et qui nous feront honneur.


GASTON BOISSIER.