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et non pour un homme, que le croire capable de comprendre et de respecter la foi jurée, c’était lui supposer une âme, et avant de lui donner sa liberté définitive, lui rendre déjà sa dignité. Voilà donc une importante transformation qui s’opère dans l’esclavage au IIIe siècle, et, ce qui est plus grave, une transformation sous les auspices et par l’influence de la religion. N’est-il pas très remarquable que ce soit dans des actes auxquels la religion préside, qui sont accomplis dans un temple et par un prêtre, que l’esclave traite d’égal pour la première fois avec l’homme libre, qu’on lui reconnaît des droits, qu’on lui assure des garanties, et qu’enfin le nom d’Apollon devienne indissolublement lié pour lui à l’idée d’affranchissement et de liberté? Cependant il ne faut rien exagérer. La religion grecque, qui pouvait par accident venir en aide aux esclaves et les protéger, n’a jamais fait naître dans l’esprit du maître aucun doute sur la légitimité de son droit, et elle ne condamnait pas le principe de l’esclavage[1]. Ce n’est donc pas à elle que pouvait être réservé l’honneur de le détruire. Pour faire sentir ce qui a manqué à ces actes d’affranchissement auxquels elle présidait, ce qui les a rendus stériles pour l’humanité, M. Foucart, à la fin de son mémoire, compare ces inscriptions de Delphes à un papyrus trouvé récemment dans la Haute-Egypte. C’est une lettre d’un chrétien à ses esclaves qui se termine par ces mots : « Je déclare volontairement, de mon plein gré et sans regret, que je vous rends la liberté, par piété envers le Dieu plein de miséricorde et par reconnaissance de la bonne volonté que vous m’avez toujours montrée, de votre affection et de vos services. » Il n’y a là pour l’esclave ni rançon à payer, ni dures restrictions, ni obligations onéreuses : la liberté lui est rendue gratuitement, complète et sur-le-champ; mais surtout que le ton de celui qui parle est changé! Que cette façon de parler tendre et touchante ressemble peu à ces sèches formules gravées sur la muraille de Delphes, par lesquelles le maître vendait au dieu u un corps mâle ou femelle, nommé Ménarche ou Sosia! » On sent qu’une révolution profonde s’est accomplie et qu’un souffle nouveau a passé sur le monde.

L’importance des travaux que je viens d’analyser n’échappera pas à ceux même qui ne sont pas familiers avec les études archéologiques. Ils ont été bien accueillis à l’étranger; ils montrent que, comme je le disais tout à l’heure, ces dernières années n’ont pas

  1. M. Foucart fait très bien remarquer à ce propos que Delphes, théâtre de ces affranchissemens solennels, était aussi un célèbre marché d’esclaves qui fournissait la Grèce et l’Asie. Le maître qui venait de vendre son esclave au dieu pouvait, à quelques pas de son temple, en acheter un autre, plus jeune et plus utile, avec l’argent même qu’il avait tiré du premier.