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manderont pas d’être amusant, de dissimuler la science sous les agrémens de la forme, ils sont gens, comme parle Platon, à l’avaler toute pure. Surtout ils vous permettront de parler hardiment, quelque sujet que vous traitiez. Même les questions religieuses, si dangereuses en tout autre pays, y sont agitées sans scandale. Les luttes y sont très vives, mais elles gardent un caractère scientifique et sérieux, et d’ailleurs, comme elles restent circonscrites dans ce monde peu étendu et qu’elles n’ameutent jamais la foule, elles ne nécessitent pas l’intervention de l’autorité, toujours fatale aux libres discussions. La hauteur où s’élève d’abord le débat et le petit nombre de gens qui y prennent part font que personne ne songe à le gêner. C’est ainsi qu’au moins pour les choses de l’esprit la science a donné à l’Allemagne deux biens que d’autres nations n’ont pas su conquérir par plusieurs révolutions, la tolérance et la liberté.

Il n’y a rien de tout cela en France. Comme, par les conditions mêmes de notre éducation, ce public savant et restreint n’existe pas chez nous, les questions tombent tout de suite dans le domaine du grand public lettré dont j’ai parlé. Elles y sont posées avec plus d’éclat et débattues avec plus de bruit. C’est un grand malheur, car avec l’éclat et le bruit disparaissent le calme et la liberté des discussions scientifiques; mais il n’y a pas de milieu : il faut se faire lire de tout le monde ou se résigner à n’être lu de presque personne, et comme cette dernière alternative est la plus fâcheuse, on se trouve forcément entraîné vers l’autre. Voilà comment on déserte l’érudition pour les genres qui donnent des succès populaires, voilà comment nos jeunes professeurs, qui sont à l’âge où la vanité est exigeante, et où l’on ne se contente pas des applaudissemens de sa conscience, chez qui d’ailleurs on n’a pas assez développé le goût des études scientifiques, se tournent du premier coup vers la littérature, qu’ils voient plus honorée, et qui a plus de chances de trouver un libraire et des lecteurs. Quelque excuse qu’ils puissent avoir, ils n’en ont pas moins tort de céder si tôt à cette popularité séduisante. C’est d’abord un malheur pour eux-mêmes. Tout le monde n’est pas de taille à attaquer les sujets littéraires, et tel qui ne réussit qu’à répéter ce qu’on a dit sur Racine et sur Bossuet aurait pu, en choisissant des questions moins étendues et plus savantes, faire des travaux utiles et quelquefois originaux. C’est ensuite un grand malheur pour l’enseignement, non pas qu’on doive entretenir les élèves d’érudition et d’archéologie, mais parce qu’il faut que celui qui enseigne ait du texte qu’il explique une connaissance complète, pour en donner la pleine intelligence à ceux qui l’écoutent. C’est beaucoup pour des gens du monde que d’avoir en-