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quand, dans un effort plus violent que fit Victor, le tolet de son aviron se rompit. Victor fut emporté en arrière par la secousse, et la rame lui sauta des mains. On n’eut pas de peine à la repêcher; mais, comme il n’y avait pas de tolet de rechange, elle ne put être qu’imparfaitement fixée au tronçon qui restait. Ce n’eût été là qu’un très léger accident, si presque en même temps Maxime ne se fût aperçu qu’une planche à demi pourrie se détachait du fond. Il la maintint avec ses pieds, mais l’eau entrait déjà par les fissures. On était alors au milieu de l’étang : Maxime s’inquiéta. Ce n’était pas que l’étang fût profond, mais il avait pour lit cette vase liquide et gluante dans laquelle on enfonce par degrés et d’où il est presque impossible de se retirer. — Ramons doucement, dit-il à Victor, et tâchons de gagner le rivage.

Les femmes ne voyaient point le danger ou n’y prêtaient point attention. Peu à peu d’ailleurs on se rapprochait du bord quand tout à coup la planche, cédant à la pression de l’eau, se souleva et s’arracha avec bruit. En quelques secondes, le bateau se remplit. Quelques secondes encore, il allait être submergé. Cet extrême péril était venu si vite que tout d’abord aucun de ceux qu’il menaçait ne bougea. Ils semblaient y assister sans le comprendre. Cependant, après un espace de temps inappréciable comme durée, mais où la gravité de leur situation leur apparut tout entière, Laurence, la première, jeta dans un seul mot tout ce qu’elle avait au cœur d’effroi, de remords et de passion : — Maxime! cria-t-elle.

A cet appel désespéré, et bien que Gabrielle, dans un mouvement machinal de terreur, lui eût appuyé la main sur l’épaule, Maxime s’élança vers sa femme. Victor, sans même songer au cri de Laurence, avait retourné la tête. Mme Dorvon ne l’appelait point, mais ses bras étaient tendus de son côté; elle fixait sur lui des yeux égarés et supplians. En un bond, il fut auprès d’elle.

Ils étaient ainsi groupés aux deux extrémités du bateau, Laurence et Gabrielle s’abritant dans les bras de Maxime et de Victor, et ceux-ci guettant l’instant où le bateau coulerait, soit pour s’attacher à lui s’il flottait entre deux eaux, soit pour user de ses avirons comme d’une dernière ressource. Il éclatait sur leurs traits un air de défi à cet élément perfide dont ils avaient si souvent triomphé dans leur vie, et comme une fierté étonnée et naïve de se trouver enfin, fut-ce au seuil de la mort, dans le vrai chemin de leurs affections et de leur devoir.

Toutefois, au moment où l’eau intérieure qui le remplissait allait dépasser ses bords, le canot cessa de s’abaisser et demeura immobile. Il venait d’échouer, et, son fond plat adhérant de toute sa surface à la vase, il n’y avait plus aucun danger. Cette tragique aven-