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son mouchoir la main de son amie; mais cette fine batiste ne suffisait pas. — Je vais chercher du linge, fit-elle. Monsieur Narcy, tenez-lui bien la main et serrez-la.

Au contact de cette main blessée, une involontaire émotion saisit Victor. Laurence pleurait de colère et de douleur. — Mais comment se fait-il, lui dit Victor, que vous ayez si brusquement cueilli cette rose?

Laurence tourna vers lui un visage bouleversé, Victor comprit tout. Le sang lui afflua au cœur, il pâlit et prononça quelques mots inintelligibles. Gabrielle revenait du château et se mit à panser elle-même la main de Laurence.

Victor se retira chez lui dans un trouble extrême. Souvent, durant sa longue absence, lorsqu’il recevait des lettres de son ami, il avait songé à Mme d’Hérelles, et elle lui était apparue douée de toutes les grâces. En se rappelant cette jeune fille d’une si éclatante beauté, il se l’était représentée dans ces années de deuil qu’elle avait traversées. Que ne s’était-il trouvé là au lieu de Maxime! Dans l’isolement que lui faisaient ses lointains voyages, il avait creusé cette idée et n’avait pu s’empêcher d’envier le sort de son ami. Souvent il avait rêvé pour lui-même une femme semblable à Laurence, mais en désespérant de la rencontrer jamais. Aussi était-ce avec un serrement de cœur qu’il avait revu Mme d’Hérelles. Ce n’est point qu’il eût un seul instant songé à être aimé d’elle. Il n’imaginait pas que Laurence put aimer un autre homme que Maxime. Il y a chez les femmes une mobilité superficielle de sentimens que les hommes soupçonnent rarement. Ils ne savent point assez que l’amour est pour elles, dans l’oisiveté de leur existence, un insaisissable Protée dont chaque forme nouvelle les séduit et les passionne, sauf, une heure après, à les laisser insensibles et froides. En outre, Victor n’eût point lutté avec Maxime, dont il avait de tout temps admis la supériorité. C’est alors qu’il avait fait attention à Gabrielle. Blonde, un peu grasse, enjouée, naïvement coquette, elle n’avait rien de Laurence. Elle ne perdait donc pas à lui être comparée. Elle ne s’était point cachée du penchant qu’elle avait pour Victor, et peu à peu celui-ci s’était pris à l’aimer. Son intimité avec la jeune femme s’était accrue chaque jour, et il s’y abandonnait avec toute la vivacité d’un cœur longtemps privé d’affection. Il goûtait à cet amour les fraîches sensations d’un plaisir qu’aucun orage ne menace. Parfois même il entrevoyait dans l’avenir une union que lui conseillaient les charmantes qualités autant que la fortune de Mme Dorvon. Et voilà que tout à coup Laurence venait à lui! Ce rêve auquel il n’avait point osé s’arrêter pouvait se changer en réalité. Devant une telle perspective, Victor reculait ébloui, presque