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partient plutôt qu’à une inclination vraie? Mais du moment qu’elle hésite, elle est à vous.

Ce sont les vœux, du voyageur que je vous envoie. La Guerrière est en rade et sous le coup du télégraphe. Je ne saurais vous dire ce que j’ai, mais je m’ennuie et je m’attriste. Je m’attriste surtout. Il faut la première jeunesse pour être marin, pour trouver des charmes à l’inconnu, pour croire à l’inconnu lui-même. Moi, je sais trop ce qui m’attend pendant ces trois ans d’absence : de longues heures de quart entre le ciel et l’eau, des relations d’un jour qu’on oublie le lendemain, de changeans spectacles, au fond toujours les mêmes. C’est la solitude et l’isolement, et je les redoute. La pensée s’y replie trop sur elle-même, elle s’y fatigue, elle s’y use. Tenez, je vois d’ici la mer qui se brise en écume sur les rochers, n’est-ce point là le plus souvent l’image de la vie? Des efforts toujours impuissans et stériles, toujours monotones. Vous devinez que je vous écris dans une heure de doute et d’affaissement. Je vous porte envie. Vous restez à terre, vous allez avoir une famille, vous vivrez aux Chênes, dans cette belle résidence qui vous vit enfant, qui vous verra vieillard. Vous tenez à quelque chose en ce monde, tandis que je roule comme le flot, d’horizon en horizon, sans qu’aucun m’attire ou me retienne. Ah ! je vous en veux en ce moment d’avoir donné votre démission. Vous partiriez peut-être avec moi, et je partirais joyeux. — Et vous, cher ami, si vous étiez toujours marin, vous ne seriez pas exposé aujourd’hui à vous marier. C’est égal, je vous embrasse, et depuis votre lettre je vous aime plus encore que par le passé.


DE MADAME d’HÉRELLES A MADAME DORVON.


Août 1861.

Il n’y a guère que deux mois que je t’ai écrit, ma chère Gabrielle. C’est bien peu de temps, et tu vas te demander comment il se fait que tu reçoives si tôt une lettre de moi. D’ordinaire en effet nous nous écrivons bien plus rarement; par une raison toute simple, nous sommes heureuses. Il en est de l’histoire des femmes comme de celle des peuples, le bonheur, au livre de leur vie, se résume en pages blanches. Ne va pas croire cependant que j’aie quelque malheur à t’annoncer, non. Je t’écris seulement ce que j’éprouve, afin de bien m’en rendre compte à moi-même. C’est quelque chose dont tu ne te doutes guère, de très singulier peut-être, mais à coup sûr de fort irritant.

Te rappelles-tu la lettre que tu m’as écrite pour me décider à épouser M. d’Hérelles? Je l’ai bien souvent méditée. Tu t’adressais