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viens de faire. Mon enfant, il n’est point permis de désespérer de la vie quand on peut compter sur l’amitié, et désormais, n’est-ce pas? tu ne douteras plus de moi.

J’arrive à ta seconde lettre, que je reçois à l’instant, et je te donne tout de suite mon avis. Epouse M. d’Hérelles, épouse-le sans crainte. Tu l’aimes, sois-en sure, c’est moi qui te le dis, et il serait bien difficile, s’il n’était pas heureux avec toi. Maintenant, si les conseils de l’amitié et de ton propre cœur ne t’ont pas déjà convaincue, écoute ceux de la raison. J’ai toute autorité pour te les donner. D’abord je suis ton aînée de six ans, et puis je suis mariée; j’ai donc quelque peu de cette maturité de jugement et de cette expérience de la vie que tu respectes tant chez M. d’Hérelles. Je ne te parlerai pas de la position précaire et dangereuse qui t’est réservée, si tu restes fille : tu la vois sous des couleurs tout aussi sombres que moi, et, si tu t’y résignes, c’est par un scrupule exagéré peut-être, mais que je ne saurais condamner. J’aborderai le mariage en lui-même. Il faut que je t’aime bien, ma chère Laurence, pour me décider à traiter cette question; j’ai besoin de me dire que je puis, en t’éclairant, te sauver d’un coup de tête qui te perdrait. Il est en effet des vérités tristes que l’on ne voudrait point s’avouer à soi-même et des illusions perdues sur lesquelles il en coûte de revenir. Sache, ma chère, que, pour la plupart des femmes, le mariage n’est du plus au moins que l’accomplissement d’un devoir. Nos rêves de jeunes filles, toutes les poésies de l’imagination et du cœur n’y prennent place qu’au début. Ils s’envolent bientôt, quoi qu’on fasse pour les retenir. Ce n’est, je crois, ni l’homme ni la femme qu’il en faut accuser, mais l’existence qu’ils sont forcés de mener. L’habitude s’assied entre eux au foyer domestique et préside à tous leurs actes. L’habitude est une calme divinité qui a deux masques, l’un souriant, l’autre sombre; on ne l’aime ni on ne la déteste, on s’y fait. C’est là le mot terrible, ma Laurence. Si, dans la nature, un objet qui fixe délicieusement la vue ou qui frappe agréablement l’oreille ne nous offre que des plaisirs dont la vivacité est bientôt anéantie, il en est un peu de même dans l’ordre moral. Nos peines et nos joies dépendent surtout de la comparaison que nous faisons de notre présent à notre passé. A mesure que les émotions heureuses ou tristes se répètent, cette comparaison devient moins sensible et l’impression qui en résultait s’affaiblit. Malheureusement, et c’est là le masque sombre dont je te parlais, le souvenir des premiers bonheurs subsiste en entier et nous laisse froids devant ceux que nous possédons encore. Il s’ensuit un malaise de l’âme, une involontaire aspiration vers les jouissances que l’on a entrevues ou goûtées, dont une honnête femme doit triompher, mais dont elle