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se demander, laissant volontiers ces inconséquences, ces contradictions, se fondre et disparaître dans le vague, l’éloignement et la hauteur des principes. Tout ce qu’il lui importe de savoir, c’est que le monde est bien fait, qu’il forme comme une cité dont tous les membres doivent obéissance à la loi, et que l’homme qui dérange le plan de l’ensemble, soit en n’acceptant pas les accidens de la vie, soit en commettant une injustice, est un révolté contre la nature et un impie. « Que cela te suffise, que ce soient là les seules vérités,... afin de ne pas mourir en proférant des murmures, mais avec la vraie paix de l’âme. » De là un optimisme religieux qu’on voudrait pouvoir mieux s’expliquer, mais dont les effusions vous touchent tout en vous surprenant. Le mal physique disparaît aux yeux de Marc-Aurèle; il n’est plus un mal, mais une nécessité de l’ordre universel; les désordres de la nature ne sont qu’apparens, et sont appelés désordres parce que nous ne voyons pas comment ils se rattachent à l’harmonieux concert de tout l’ensemble. Mieux compris, ils auraient pour nous une sorte de grâce et d’attrait. « Ainsi le pain, durant la cuisson, crève dans certaines parties, et ces entre-bâillemens, ces manquemens pour ainsi dire au dessein de la boulangerie, ont je ne sais quel agrément qui aiguillonne l’appétit. » Telle est sa foi en la justice divine, que, si elle lui paraît en défaut, il réprime aussitôt sa pensée en se disant : « Tu vois bien toi-même que faire de pareilles recherches, c’est disputer avec Dieu sur son droit. » Pour lui, tout ce qui arrive arrive justement. Rien n’est défectueux ou manqué dans l’ordre de la nature, et si tel arrangement qui nous paraîtrait juste n’est pas, nous devons conclure qu’il ne pouvait, qu’il ne devait pas être. Qu’un panthéiste, un stoïcien, accepte avec une mâle résignation les lois générales de la nature, qu’il se soumette sans trouble à ce qui est inévitable, qu’il se soumette même de sa pleine et entière volonté à cet ordre universel qui l’opprime et l’écrase, on conçoit qu’un citoyen du monde fasse ainsi avec un sombre héroïsme tous les sacrifices que la cité lui demande; mais Marc-Aurèle, dans la plénitude de sa foi, témoigne à ces lois non-seulement de l’obéissance, mais de l’amour; c’est avec joie, avec une douce ivresse, qu’il court au-devant d’elles. « Je dis donc au monde : J’aime ce que tu aimes... Donne-moi ce que tu veux, reprends-moi ce que tu veux... Tout ce qui t’accommode, ô monde, m’accommode moi-même. Tout vient de toi, tout est dans toi, tout rentre en toi. Un personnage de théâtre dit : Bien-aimée cité de Cécrops! Mais toi, ne diras-tu point : O bien-aimée cité de Jupiter! » Il y a dans ces exclamations pieuses autre chose que de la froide soumission. Les âmes devenues plus affectueuses désirent aimer Dieu, et dans l’entraînement de cet amour elles vont au seul dieu