Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 50.djvu/891

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

amour véritable[1]. » Il se reproche de ne pas savoir assez combien est intime la solidarité humaine, et il se dit : « Tu n’aimes pas encore les hommes de tout ton cœur[2]. » De là enfin le pardon des injures : « Ce n’est point assez de pardonner,… il faut aimer ceux qui nous offensent. » Les hommes se trompent, ils sont égarés par leurs faux jugemens, et Marc-Aurèle rencontre le précepte évangélique : Pardonnez-leur, puisqu’ils ne savent pas ce qu’ils font. Il trouve des paroles de clémence même pour les ingrats, les fourbes et les traîtres : « Contre l’ingratitude, la nature a donné la douceur… Si tu peux, corrige-les ; sinon, souviens-toi que c’est pour l’exercer envers eux que t’a été donnée la bienveillance. » En s’encourageant à bien traiter ceux-là mêmes qui l’offensent, il ne se croit pas magnanime, il satisfait le plus noble égoïsme, le plus délicat et le plus permis, qui consiste à se livrer sans contrainte à ses bons sentimens : « c’est se faire du bien à soi-même que d’en faire aux autres. » Lorsque dans son examen de conscience il s’interroge et se demande comment il s’est comporté jusqu’à ce jour envers les dieux et les hommes, il n’oublie pas d’ajouter a et envers mes serviteurs. » La charité domine si bien ses pensées qu’il n’admet que les prières où l’on demande à Dieu des biens pour d’autres encore que pour soi : « il ne faut point prier, ou il faut prier ainsi simplement et libéralement. » Quand il veut se prouver que la bienfaisance doit être gratuite, sans désir de reconnaissance ou de gloire, il rencontre un sentiment et une image d’une simplicité ravissante : « Il faut être comme la vigne, qui donne son fruit et puis ne demande plus rien… Ainsi l’homme qui a fait le bien doit passer à une autre bonne action, comme la vigne encore qui se prépare à porter d’autres raisins dans la saison. Faut-il donc être du nombre de ceux qui ne savent pas ce qu’ils font ? — Oui. » Paroles d’autant plus remarquables qu’un stoïcien se piquait de se conduire toujours par des raisons précises, et traitait d’insensés tous ceux qui ne se rendent pas exactement compte de leurs actions ! Marc-Aurèle, en tout fidèle à cette règle, en excepte la bienfaisance, rencontrant ainsi cet autre précepte évangélique sur la main droite et la main gauche. Nous versons ici presque au hasard toutes ces pensées charitables, sans les rattacher les unes aux autres ni aux principes philosophiques dont elles dépendent. Il faut, pour en jouir, les voir dans la liberté de leur effusion. Les pensées morales sorties du cœur ne doivent pas être strictement enfermées dans les formes d’une méthode scolastique ; pour laisser sentir leur vertu et leur parfum, il faut qu’elles s’épanchent et se répandent.

  1. Τούτους φίλει ἀλλ’ ἀληθινῶς (Toutous philei all’alêthinôs), l. VII, 13.
  2. Οὔπω ἀπὸ ϰαρδίας φιλεῖς τοὺς ἀνθρώπους (Oupô apo kardias phileis tous anthrôpous), l. VII, 13.