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La philosophie fut pour Marc-Aurèle ce que fut la religion pour saint Louis.


II.

En Marc-Aurèle, le dernier des grands moralistes païens, il y a deux hommes, celui des temps antiques qui regarde comme principal devoir l’activité civique, celui des temps nouveaux qui aime à se retirer en lui-même, à prendre soin de son âme, à se remplir de charité, à méditer sur le néant du monde et sur la loi de Dieu. Son livre est plein non d’idées, mais de dispositions chrétiennes. On dirait que le souffle errant de la foi nouvelle a rencontré et pénétré ceux-là mêmes qui se souciaient le moins d’en être touchés. Sans rien renier des principes de l’école, sans renoncer aux formules précises et consacrées, sans soupçonner même d’autres vérités, le stoïcisme de Marc-Aurèle inclinait à une sorte de mysticisme, si on peut appeler ainsi le goût de la contemplation morale, l’indifférence au monde, l’abandon à la Providence et la délectation d’une âme ravie devant les lois divines.

Nous ne tenterons point de reconstruire un système de morale avec ces pensées éparses, ni de refaire ce qui a été déjà fort bien fait dans plus d’une étude philosophique. Selon nous, Marc-Aurèle n’a rien inventé, n’a rien modifié de propos délibéré dans l’enseignement qu’il a reçu de ses maîtres. Il se croit en possession de la vérité, et rarement un doute sur le fond du stoïcisme traverse son esprit. Et pourtant combien peu il ressemble à Sénèque et même à Épictète ! Le ton a changé, l’accent n’est plus le même, et il se trouve que les mêmes principes ont donné naissance à des pensées qui paraissent nouvelles. En général, dans l’étude des doctrines morales, on ne tient pas assez compte des hommes qui les ont professées. Les principes se transforment selon le caractère des adeptes, et si la lettre subsiste, l’esprit varie. François de Sales et Fénelon, quoique fidèles à l’église, diffèrent des autres docteurs. Et qui peut dire jusqu’à quel point leurs ouvrages, pourtant orthodoxes, ont modifié la manière dont on a compris depuis la doctrine chrétienne ? Ainsi Marc-Aurèle, tout stoïcien qu’il est, a renouvelé le stoïcisme sans en altérer les dogmes. La doctrine en passant par son cœur s’est imprégnée d’autres vertus.

Jusqu’alors l’antiquité païenne n’estimait point assez la douceur, qu’elle confondait souvent avec la faiblesse. Les citoyens au milieu des luttes républicaines avaient surtout besoin de vertus fortes, propres à l’attaque et à la défense, et dont le mérite suprême était d’être indomptables. Sous le despotisme des césars, les âmes oppri-