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faillir, sans tomber ; ainsi l’âme doit se verser, sans épuisement et sans violence, en éclairant ce qui peut recevoir sa lumière ; mais ce n’est point assez pour la raison de Marc-Aurèle d’aller ainsi mollement au-devant des âmes comme la lumière à la surface du solide, il veut encore pénétrer l’obstacle et s’ouvrir les voies les plus fermées par la force de l’amour. « Souviens-toi que la bonté est invincible… Que pourrait faire le plus méchant des hommes, si dans l’occasion, alors qu’il s’efforce de te nuire, tu lui disais d’un cœur paisible : — Non, mon enfant, nous sommes nés pour tout autre chose ; ce n’est pas à moi que tu feras du mal, c’est à toi-même, mon enfant ? Pas de moquerie, pas d’insulte, mais l’air d’une affection véritable. Ne prends pas un ton de docteur, ne cherche pas à te faire admirer de ceux qui sont là, mais n’aie en vue que lui seul. » En entendant cet accent nouveau, qui ne pardonnerait à Marc-Aurèle d’avoir ainsi prêché dans l’intimité et devant peu de témoins ? Une seule fois il sortit de cette réserve, malgré lui, dans une circonstance bien extraordinaire et mémorable. Alors que, déjà ruiné par l’âge et la fatigue, il se préparait à partir pour sa dernière expédition contre les Marcomans, où il mourut, les philosophes et le peuple romain, craignant, non sans raison, de ne plus revoir leur chef vénéré, le supplièrent de vouloir bien exposer avant son départ les préceptes de la morale, et l’on vit l’empereur, durant trois jours, parler sur les devoirs des hommes, exhalant en une fois ses grandes pensées devant les Romains, et, avant d’aller mourir sur les frontières, laissant son âme à son peuple.

Il fallait dire quelque chose du souverain avant de parler du philosophe. Un prince qui sur dix-neuf années de règne en a passé douze aux extrémités de son empire, sur le Danube et en Orient, n’est ni un quiétiste, ni un utopiste, ni un pédant couronné. Ses pensées ne sont pas des fantaisies d’imagination, des souvenirs d’école, des spéculations de moraliste oisif, mais le manuel pratique d’un empereur qui voudrait rester homme et médite les lois divines et humaines pour les mieux accomplir. Ces méditations n’ont rien de subtil, ces scrupules rien de timoré ; ce n’est pas une âme dolente et molle qui se tourmente, mais un cœur droit et ferme, qui se possède, règne sur lui-même et garde sa force jusque dans ses dégoûts et ses tristesses. La philosophie ne l’a pas éloigné, mais rapproché des hommes, ou, si elle l’a élevé au-dessus d’eux, ç’a été pour lui faire contempler d’un regard plus clément, d’une vue plus désintéressée, les choses humaines. « C’est la philosophie, écrivait-il, qui te rend la cour supportable, c’est elle qui te rend supportable à la cour. » La méditation morale n’a donc été que la source vive où cette âme active se purifiait, mais en se retrempant.