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d’essentiel dans ma manière propre de considérer l’homme et le poète et de les juger. Je voyais peu M. de Vigny dans les dernières années; je ne le rencontrais qu’à l’Académie, où il était fort exact et le plus consciencieux de nos confrères. On était tenté de lui en vouloir par momens de cet excès de conscience et de l’invariable obstination qu’il mettait en toute rencontre à maintenir son opinion et son idée, même lorsqu’il était seul contre tous, ce qui lui arrivait quelquefois. Il nous donnait par là tout loisir de l’observer, et souvent un peu plus qu’on ne l’aurait désiré; j’ai retenu plus d’un trait qui achèverait de le peindre, en amenant sur les lèvres le sourire; mais un sentiment supérieur l’emporte sur cette vérité de détail qui ne s’adresse qu’à des défauts ou des faiblesses désormais évanouies, et, puisque nous avons été reportés par ce dernier recueil aux sommets mêmes de son esprit, aux meilleures et aux plus durables parties de son talent, je m’en tiendrai, en finissant, à la réflexion la plus naturelle qui s’offre à son sujet et qui devient aussi la plus juste et la plus digne des conclusions.

Il est un feu sacré d’une nature particulière qui, chez quelques mortels privilégiés, accompagne et rehausse l’étincelle commune de la vie. Par malheur, ce feu divin, chez tous ceux qu’il visite, est loin d’embrasser et d’égaler la durée de la vie elle-même. Chez quelques-uns, il n’existe et ne se dégage que dans la jeunesse, à l’état de vive flamme, et il n’excelle qu’un moment. Chez la plupart, il s’éclipse vite, il se voile trop tôt, il s’entoure de brouillards opaques; on dirait qu’il se nourrit d’élémens plus ternes, il s’épaissit. Passé la première heure si éclatante et si belle, quelque chose s’obscurcit ou se fige en nous. Il en est très peu que le feu divin illumine durant toute une longue carrière, ou chez qui il se change du moins et se distribue en chaleur égale et bienfaisante pour donner aux divers âges humains toutes leurs moissons. Mais c’est déjà beaucoup d’avoir reçu le don et le rayon à une certaine heure, d’avoir atteint d’un jet lumineux, ne fût-ce que deux et trois fois, les sphères étoilées, et d’avoir inscrit son nom, en langues de feu, parmi les plus hauts, sur la coupole idéale de l’art. M. de Vigny a été de ceux-là, et lui aussi, il a eu le droit de dire à certain jour et de se répéter à son heure dernière : « J’ai frappé les astres du front. »


SAINTE-BEUVE.