Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 50.djvu/795

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

éclairé de toutes parts, comme on avait éclairé autrefois M. tle Noyon; mais ici il n’y avait rien eu de prémédité, comme cela avait eu lieu pour M. de Noyon, raillé et joué par l’abbé de Caumartin : la seule opposition sérieuse et réelle avait été dans la contradiction nécessaire et, s’il faut le dire, l’incompatibilité d’un esprit fin, net, positif, pratique, tel que celui de M. Molé, en face d’un talent élevé, mais amoureux d’illusions et sujet aux chimères. La malice et l’irritabilité du public avaient fait le reste. M. de Vigny, m’assure-t-on, prétendait, par suite de cette même illusion encore, que le discours devenu si désagréable pour lui n’était plus exactement le même que celui qu’il avait entendu à huis clos deux jours auparavant, et dont il avait remercié spontanément l’auteur. Il se crut mystifié, sans qu’on pût jamais le détromper là-dessus. Il refusa obstinément d’être présenté au roi, comme c’était l’usage, par le même directeur qui l’avait reçu. Pendant trois séances consécutives (février 1845), l’Académie eut à s’occuper de cette affaire et de ce refus : rien n’y fit. Nous eûmes là sous les yeux, comme matière de méditation, au besoin, et comme sujet d’étude morale, la plaie exposée à nu, l’image d’une mortification froide et incurable.

Ayant eu à rendre compte dans la Revue de la séance de réception[1], je le fis avec tous les ménagemens qu’on devait à un homme d’un talent aussi élevé et en passant aussi légèrement que je pus sur la blessure. Je doute qu’il m’en ait su gré.

Aujourd’hui les choses ont changé de point de vue : les deux acteurs du drame académique ont disparu de la scène du monde. Celui des deux qui n’était pas homme de lettres est volontiers sacrifié dorénavant par ceux qui sont du métier et qui prennent parti selon leurs préventions, sans savoir ni le premier ni le dernier mot de la comédie. Les discours écrits ont repris toute leur froideur sur le papier, et il est difficile, en les lisant, et même en y remarquant l’opposition constante des points de vue, d’y deviner l’occasion et le prétexte de tant de vivacité égayée et bruyante. J’ai dû, comme je l’aurais fait dans une page de mémoires, rappeler, puisque je l’avais très présente, l’action elle-même, et surtout ne pas laisser travestir et dénaturer le personnage de M. Molé, de l’homme d’une rare distinction, qui eut de son côté ce jour-là, comme cela lui arriva souvent, le véritable esprit français, le tact et le goût. Il n’y eut d’un peu trop acéré dans son fait que l’accent; mais que voulez-vous? une heure et demie d’impatience et d’agacement, cela se paie comme on peut : on n’est pas Français pour rien, et M. Molé l’était jusqu’au bout des ongles. Sans doute, si l’on considérait les

  1. Dans le n° du 1er février 1846; la séance avait eu lieu le 29 janvier.