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la prééminence de la poésie; car ce n’était pas à titre de poète que mes amis me présentaient, c’était comme un simple critique et prosateur. Je me serais donc gardé d’engager la lutte avec un si noble devancier; mais M. de Vigny, à vue d’œil et malgré l’éclat de ses titres, n’avait aucune chance de succès à ce moment-là. M. Victor Hugo pourtant croyait devoir à une ancienne amitié et à l’ordre des mérites de le porter, de le mettre en avant. C’est dans cette situation que des amis de M. Mérimée et de moi, — et pourquoi ne nommerais-je pas le principal d’entre eux, celui qui nous honorait le plus hautement alors de son appui, M. le comte Molé? — c’est alors, dis-je, que ces académiciens de nos amis songèrent à promettre leur prochain concours à la nomination du poète : notre propre nomination à nous-mêmes en devenait plus assurée. M. Molé, deux jours avant notre élection, en alla causer avec M. Hugo à la Place-Royale, et, loin de se montrer contraire à M. de Vigny, il fit M. Hugo confident de tout son bon vouloir, et lui garantit même celui de quelques-uns de ses amis pour la prochaine occasion. Cette occasion s’offrit bientôt : nous étions nommés à peine, M. Mérimée et moi, qu’un nouveau fauteuil devenait vacant par le décès de M. Etienne, et les bonnes paroles dites en faveur de M. de Vigny se réalisaient; il se voyait nommé (1845) par le concours de M. Molé et de ses amis, tant il est faux de dire qu’il y ait eu de ce côté hostilité d’école ou de principes littéraires contre lui et contre la nature de son talent.

M. Molé, qui se trouvait directeur de l’Académie, avait donc en cette qualité à recevoir M. de Vigny, qu’il avait efficacement contribué à faire nommer et pour qui il avait voté lui-même : voilà le point de départ véritable et des moins compliqués. Dans l’intervalle de l’élection de M. de Vigny à sa réception, que se passa-t-il? Le poète dut sans doute envoyer le recueil de ses œuvres à M. Molé et les accompagner de quelques visites. Je ne répondrais pas que dans ces visites M. de Vigny ne se soit pas montré plus homme de lettres qu’il ne convenait peut-être à un homme du monde, qu’il n’ait point essayé de parler de lui comme il aurait désiré qu’on en parlât, qu’il n’ait point offert peut-être de donner une clé de sa pensée et de ses écrits à l’homme d’esprit qui se croyait fort en état de s’en passer ou de la trouver de lui-même. Je soupçonne fort qu’il en fut ainsi : aux yeux de M. de Vigny, toute son œuvre se présentait comme une suite de cellules plus ou moins mystérieuses ou de sanctuaires qui se commandaient et dont l’un menait nécessairement à l’autre; il y fallait, selon lui, quelque initiation. M. Molé n’était pas homme à se laisser initier, ni à recevoir de la main à la main le fil conducteur. Jeune, il avait vécu dans l’intimité de Fontanes, de Joubert, de Chateaubriand; il était resté des plus délicats