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écoles du progrès et de l’avenir, à la religion de l’esprit, il repoussait, par une sorte de contradiction au moins apparente, les voies et moyens de ce progrès moderne et plusieurs des résultats; il s’en prenait aux débats publics, aux discussions éclatantes, aux chemins de fer qui accélèrent cependant les communications humaines et les échanges de la pensée, au développement accéléré et aux conquêtes de la démocratie. Il regrettait de l’ordre ancien plus de choses encore qu’il n’en espérait de l’ordre nouveau; il voulait et il ne voulait pas.

4° Il était devenu, il avait voulu devenir poète dramatique, et, malgré un succès brillant une fois obtenu et comme surpris, il sentait bien qu’il ne pouvait saisir la foule, qu’il n’était pas de taille à l’enlever, à s’enlacer à elle dans un de ces jeux prolongés, dans une de ces luttes athlétiques où la souplesse s’unit à la force et où les alternatives journalières se résolvent par de fréquens triomphes. Lui, il était resté sous le coup d’un triomphe unique; il y avait mis son signet et avait fermé le livre, ne le rouvrant plus jamais qu’à la même place et se donnant mille prétextes pour ne pas continuer et récidiver.

Enfin, s’il faut bien le dire, il était amoureux, et sans nous permettre assurément de regarder dans les choix délicats qu’il a pu faire, ni parmi les tendres beautés qu’il a célébrées sous les noms d’Eva ou d’Éloa, il est impossible de ne pas voir ce qui fait partie de sa vie de théâtre et ce qui a éclaté. Il s’était avisé un jour de porter dévotement son cœur et son culte à une personne d’un grand talent, mais des moins préparées à coup sûr pour une telle offrande, et qui elle-même, si on avait pu l’ignorer, aurait divulgué le mystère[1]. L’illusion de sa part dura des années : on avait beau se dire dans ce monde des poètes que la passion explique tout, excuse tout, purifie tout, le contraste ici était trop frappant, et plus d’un ancien admirateur d’Éloa ne pouvait s’empêcher de murmurer dans son cœur : «Sur quel sein cette larme de Jésus-Christ est-elle allée tomber! » M. de Vigny s’en aperçut lui-même un peu tard, mais il s’en aperçut : son poème de la Colère de Samson l’atteste.

De tous ces élémens contradictoires combinés et pétris ensemble, et de bien d’autres que j’ignore, il était résulté à la longue dans cette nature poétique et fine une infiltration sensible, une ironie particulière qui n’était qu’à lui, — l’ironie de l’ange dont la lèvre a bu à l’éponge imbibée de vinaigre et de fiel. Pendant plus de vingt-cinq ans, à qui l’observait bien, l’auteur de Stello et de Chat-

  1. Voir au tome XVIIIe des Mémoires d’Alexandre Dumas, pages 157 et suivantes. M. de Vigny put lire ces pages publiées à Bruxelles en 1853.