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1830 avait suscité et voyait s’essayer de toutes parts bien des prophètes et même des demi-dieux. On ne saurait se le dissimuler, M. de Vigny, à sa manière et dans sa sphère toute pure et sereine, avait été saisi alors d’un sentiment analogue, d’un accès de cette fièvre sociale et religieuse. L’archange avait été tenté, à son tour, de se faire révélateur. Il avait cru à sa mission, à son apostolat; les uns prêchaient pour le prolétaire, les autres pour la femme; lui, il s’était dit qu’il y avait à prêcher pour le poète. On n’a qu’à lire, si l’on en doutait, la préface qu’il mit au drame de Chatterton et qui a pour titre : Dernière nuit de travail. — Du 29 au 30 juin 1834. Le caractère et les termes en sont tout mystiques. Il avait d’ailleurs touché une corde vive. Son Chatterton, une fois mis sur le théâtre et admirablement servi par l’actrice qui faisait Kitty Bell, alla aux nues; il méritait les applaudissemens et une larme par des scènes touchantes, dramatiques même vers la fin. C’était éloquent à entendre, émouvant à voir; mais il faut ajouter que c’était maladif, vaniteux, douloureux : de la souffrance au lieu de passion. Cela sentait des pieds jusqu’à la tête le rhumatisme littéraire, la migraine poétique, dont le poète avait déjà décrit les pointillemens aux tempes de son Stello. L’effet n’en était que plus vif et plus aigu auprès d’une génération littéraire atteinte du même mal et très surexcitée. On aurait plus d’une anecdote curieuse à raconter à ce sujet. Une Revue s’étant montrée alors assez sévère, l’irritation dans le camp des néophytes fut extrême, et peu s’en fallut qu’un jeune auteur de sonnets ne provoquât en duel le directeur. Le ministre de l’intérieur, M. Thiers, reçut les jours suivans lettres sur lettres de tous les Chatterton en herbe, qui lui écrivaient : « Du secours, ou je me tue ! «  — « Il me faudrait renvoyer tout cela à M. de Vigny, » disait-il en montrant cette masse de demandes.

Je constate la vogue et le succès : ce n’est pas le moment de discuter ici la théorie. Eh! sans doute, pour le poète, pour l’homme de lettres véritable, dans cette société où nous sommes, la tâche est rude, et il y a pour les talens plus d’une forme de suicide ou de demi-suicide. En vérité, à la bien voir, cette vie n’est qu’une suite de jougs; on croit s’en délivrer en en changeant. A qui le dites-vous? aurais-je pu répondre tout le premier à M. de Vigny; poète à mes débuts, je l’ai trop éprouvé : j’y ai perdu de bonne heure non mon feu, mais mes ailes. Et combien d’autres que je pourrais nommer, esprits délicats, esprits légers, mis au régime de la corvée, en ont souffert comme moi et en souffrent encore! Et pourtant je n’ai jamais pu entrer dans cette idée, dans ce mode de prédication et d’apostolat où donna M. de Vigny à partir d’un certain jour. Le danger est trop grand, en voulant favoriser le talent, de fomenter