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Et la mère, dans son légitime orgueil, ajoutait :


« Comment, pensais-je, n’est-on pas ravi d’animer, de troubler une personne semblable? Comment ne devine-t-on pas, ne partage-t-on pas ce trouble? Et malgré moi j’éprouvais une sorte de rancune pour celui qui dédaigne tant de biens. Sans doute il ignore l’excès de cette préférence, mais il en sait assez pour regretter un jour d’avoir sacrifié le plus divin sentiment qu’on puisse inspirer aux méprisables intérêts du grand monde. »


M. de Vigny ne se maria qu’en quittant le service : il n’épousa pas sa riche parente, mais une Anglaise qu’il avait rencontrée dans le midi et dont le père, grand original, assure-t-on, avait parfois quelque peine à se rappeler le nom du poète son gendre. Un jour à Florence, à un dîner où était M. de Lamartine, comme on parlait des jeunes poètes français du moment : «Et moi aussi, disait-il, j’en ai un qui a épousé ma fille. » — « Et son nom? » lui demanda-t-on aussitôt. Et comme il cherchait dans sa tête sans trouver, il fallut qu’on lui en nommât plusieurs pour qu’il dît au passage : « C’est lui. »

Je n’eus l’honneur de connaître M. de Vigny qu’en 1828; je m’étais fait pardonner, par l’admiration bien sincère que j’avais pour sa poésie, mon jugement antérieur sur Cinq-Mars. Je viens de relire une douzaine de lettres de lui qui se rapportent à cette année et aux suivantes, et j’y ai retrouvé toute une image de ces temps de vive ardeur et de sympathie mutuelle, les témoignages précieux d’une expansion trop réprimée dans la suite et trop combattue. Pourquoi, me suis-je demandé souvent, pourquoi donc suis-je un critique? pourquoi n’ai-je pas continué à demeurer le servant officieux et le défenseur dévoué des mêmes gloires? pourquoi ce besoin d’analyser, de regarder dedans et derrière les cœurs que M. de Vigny, à propos de la préface des Consolations me reprochait déjà, et que j’ai appliqué aussi, pour mon malheur et pour mes péchés, à l’intime perscrutation des talens? Mais pourquoi eux-mêmes ces talens aimés, ces poètes adoptés, pourquoi les plus fidèles d’entre eux ont-ils également changé et varié avec les saisons? pourquoi l’esprit obéit-il à sa pente? pourquoi la vie a-t-elle son cours irrésistible? pourquoi, dès qu’on en sort un instant, ne saurait-on rentrer dans le fleuve au même endroit du rivage et dans les mêmes flots ?


II.

Le théâtre, avec ses concurrences inévitables, fut ce qui apporta !a première division sensible entre les illustres amitiés de 1829. M. de Vigny eut de ce côté de grandes ambitions; il ne les réalisa qu’en partie. Il offrit Shakspeare sur notre scène plus fidèlement