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Hors de là, et à part ces scènes délicates, le roman de Cinq-Mars est tout à fait manqué en tant qu’historique, et pour tout esprit ami de la vérité il ne saurait se relire aujourd’hui.

Il n’en était pas moins, dans sa nouveauté, un très spécieux et très brillant apanage du poète. À cette heure de 1826, M. de Vigny, âgé de vingt-neuf ans, jouissait d’un rare bonheur et d’une perspective à souhait telle que l’imagination la peut rêver. Il avait fait ses trois plus beaux poèmes, Eloa, Moïse Dolorida : il avait atteint un sommet de l’art au-dessus duquel il ne devait pas s’élever. Peu connu du grand et du gros public, ignoré même entièrement de la foule (ce qui est un charme), apprécié seulement d’une noble et chère élite, il occupait dans la jeune école de poésie, entre Lamartine, déjà régnant, et Victor Hugo, qu’on voyait grandir, une position élevée, originale, à laquelle son épaulette, qu’il ne quitta que l’année suivante, ajoutait une distinction de plus. Fort lié depuis plusieurs années déjà avec le groupe de poètes qui précéda la recrue de 1829 et qui eut quelque temps son centre et son organe à la Muse Française, il y trouvait pour son talent une émulation pleine de caresses, un auditoire tendrement sympathique et comme à son choix. Tant qu’il avait été dans la garde royale, c’est-à-dire jusqu’en 1823, il avait vécu à Paris et dans les cercles littéraires, où il rencontrait habituellement Soumet, Guiraud, les frères Deschamps et cette charmante et merveilleuse muse, Delphine Gay, alors dans la fleur naissante de son talent poétique et dans le premier épanouissement de sa beauté. Le temps écoulé, — presque un demi-siècle, hélas ! — suffit-il à justifier ici une légère confidence ? Mme Sophie Gay écrivait, en août 1823, à son amie Mme Desbordes-Valmore qui était en ce moment à Bordeaux, où M. de Vigny lui-même était depuis peu en garnison :


« Je présume que M. D… (un ami d’Émile Deschamps) vous a déjà amené le poète-guerrier. Je vous le dis bien bas, c’est le plus aimable de tous, et malheureusement un jeune cœur qui vous aime tendrement et que vous protégez beaucoup s’est aperçu de cette amabilité parfaite. Tant de talent, de grâces, joints à une bonne dose de coquetterie, ont enchanté cette âme si pure, et la poésie est venue déifier tout cela. La pauvre enfant était loin de prévoir qu’une rêverie si douce lui coûterait des larmes ; mais cette rêverie s’emparait de sa vie. Je l’ai vu, j’en ai tremblé, et après m’être assurée que ce rêve ne pouvait se réaliser, j’ai hâté le réveil. — Pourquoi ? me direz-vous. — Hélas ! il le fallait. Peu de fortune de chaque côté : de l’un assez d’ambition, une mère ultra-vaine de son titre, de son fils, et l’ayant déjà promis à une parente riche, en voilà plus qu’il ne faut pour triompher d’une admiration plus vive que tendre ; de l’autre, un sentiment si pudique qu’il ne s’est jamais trahi que par une rougeur subite, et dans quelques vers où la même image se reproduisait sans cesse… »