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REVUE. — CHRONIQUE.

C’est là ce que M. Gournot aurait dû nous dire ; nous aurions voulu, encore une fois, trouver dans son livre un peu moins de phrases et plus de faits ; il eût pu remonter davantage dans le passé, dégager l’origine des choses et des hommes, expliquer les fils par les pères. La tâche avait son attrait, car il n’y eut peut-être jamais un siècle de physionomie aussi mobile et ondoyante que le XIXee. On pouvait croire il y a trente ans qu’il allait conquérir définitivement sa forme, son originalité, résoudre tous les problèmes. Aux messies de l’ordre littéraire succédaient les messies de l’ordre social et politique, aspirant à refondre lois, morale, religion, usages et idées ; c’était donc toujours affaire d’enthousiasme et d’inspiration, et le moment continuait d’être propice pour la jeunesse. Aussi, pendant une période de quinze années (1833-1848), se produit un riche développement, suivant la ligne du sens pratique, des talens et des facultés. Le XVIIIee siècle aristocratique et monarchique s’était éteint avec cette parole du neveu de Rameau : « Que le diable m’emporte si je sais au fond ce que je suis ! » À la date où nous nous plaçons dans le xixe les hommes ont ressaisi nettement la conscience d’eux-mêmes. Dégagés du mouvement un peu confus des premières années de la renaissance, connaissant leurs droits et leurs devoirs, ils veulent reconstruire l’édifice social : ils appliquent à coups de marteau la forme à l’idée ; ils travaillent jusqu’au jour imprévu où, sur le point de toucher le but, leurs mains tendues embrassent le vide.

À ce jour s’arrête l’histoire des jeunes gens de la seconde période (de 1833 à 1848). Nous avions affaire tout à l’heure à des hommes qui portent maintenant des cheveux blancs ; ici se présentent à nous des esprits de pleine maturité. À ceux-là surtout paraît étrange la léthargie de l’époque présente : pour eux, hier est encore si près d’aujourd’hui ! La transition leur a dû être d’autant plus dure, que, moins bruyans, moins démonstratifs que leurs devanciers de 1830, ils avaient, comme eux, l’audace de l’action et de la pensée. Ce sont eux qui regardent les jeunes gens du jour dans la prunelle et les interrogent en silence. Ils semblent dire : « Voilà, vraiment, de tristes licteurs à faire marcher en avant du progrès. Quelles sont ces âmes paralytiques ? De quelle mal’aria morale sont-elles atteintes ? Leur nature a-t-elle un besoin obstiné de sommeil, ou sont-ils moins richement approvisionnés de pensées, de science et de sentiment ? « Non ; mais il faut ici prononcer un mot qui fait du ravage dans bien des consciences : c’est le mot scepticisme. La jeunesse a perdu, dit-on, ce qui est le propre de la jeunesse, cette foi naïve à la tradition qui, seule, assure l’avenir. Elle présente aujourd’hui, dit M. Gournot, la figure inquiète et maladive d’Hamlet : « Voyez-le accablé d’événemens, essayant un pâle amour aussitôt étouffé ; rien ne l’attire, le tracas des affaires et des hommes moins encore que le reste ; il entrevoit la vérité, et la vérité lui échappe ; il est supérieur au monde qui l’entoure, et le monde le repousse ; il faudrait agir, et l’action est au-dessus de ses forces ; le moindre incident l’arrête, le plus petit phénomène devient pour lui un sujet de dissertation et de rêverie. Comme un homme qui voyage dans la nuit, il s’écoute marcher, il s’émeut lui-même au bruit de ses pas ; sa pensée s’exhale et s’évapore en subtilités voisines de l’hallucination. »