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laquelle on ne se dérobe pas. Cela nous arrive à tous. Nous savons souvent que telle parole, si nous la prononçons, ne peut que nous faire du tort, et cependant nous la disons. Nous apercevons une planche branlante jetée sur un torrent ; nous sommes pris de je ne sais quel désir de nous y aventurer, et nous la franchissons. Heureusement qu’il ne nous survient point toujours malheur de ce que nous bravons ainsi la destinée. C’est bien là-dessus que je compte, ajouta-t-il en essayant de sourire. Va, laisse-moi me battre, et il n’en résultera rien de fâcheux.

Depuis quelques instans, Achille réfléchissait. Il parut avoir pris son parti. — Soit, dit-il ; nous sommes des enfans de discuter. Bats-toi, puisque tu le veux. Tu as raison ; tout ira bien. Je vais aller voir M. de Girard en ton nom.

Achille avait son plan. Quoiqu’il fût loin d’être intimement lié avec M. de Girard, il le connaissait assez pour obtenir de lui la réponse qu’il voudrait. Il lui porterait le cartel de Jacques, mais en termes qui n’auraient rien d’offensant. Il se rejetterait sur la trop visible exaltation d’esprit de son ami. Il amènerait ainsi M. de Girard non point à des excuses pour des torts dont Jacques s’exagérait assurément la gravité, mais à des paroles de conciliation et de regret. Il réussit ainsi qu’il l’espérait, et au bout d’une heure il était de retour auprès de Jacques. Celui-ci l’interrogea aussitôt.

— Ce que je prévoyais a eu lieu, répondit Achille. M. de Girard a été étonné de ma démarche, et déplore ce qui s’est passé hier entre vous ; mais il refuse de se battre, parce qu’il ne voit point à cela de motifs assez sérieux.

Jacques frappa du pied avec colère.

— Ah ! c’en est trop ! fit Achille. Ce n’est plus même là une subtilité de point d’honneur qu’on pouvait défendre à la rigueur ; c’est un pur entêtement. Puisqu’il refuse de se battre, ta susceptibilité de bravoure, si ombrageuse qu’elle soit, doit se tenir pour satisfaite.

Jacques ne répondait pas.

— Voyons, reprit affectueusement Achille, cesse de te tourmenter ainsi ; tu n’entendras plus parler de lui. Il part demain et ne reviendra peut-être jamais.

— Alors, dit Jacques d’une façon distraite, si véritablement il a tué Gerbaud, je le laisse échapper à tout châtiment ?…

— Mais, fit Achille surpris, ne m’as-tu pas dit tout à l’heure que tu te souciais peu de cela ? D’ailleurs tu ne peux être certain qu’il l’ait tué. Si tu en avais quelque preuve évidente, je concevrais tes scrupules ; mais tu ne l’as pas et ne saurais l’avoir.