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Elle aussi le croyait jaloux. Jacques sourit avec mélancolie et lui promit de ne plus chercher querelle à M. de Girard.

Jacques s’attendait presque à une provocation ; M. de Girard ne lui en fit point et se contenta d’être très cérémonieux. Cependant, quoi qu’il fît pour leur résister, les soupçons de Jacques grandissaient. Cette aversion de M. de Girard pour lui, prise sur le fait, l’éclairait. Si tous deux se haïssaient sans cause, n’était-ce point que le vengeur et le meurtrier se devinaient d’instinct ? À certaines heures toutefois il sentait ce que de telles idées avaient de funeste, ce que ses déductions avaient de puéril. Puisque ses souvenirs, scrutés sans relâche, ne lui fournissaient aucun indice positif, puisqu’il ne pouvait appuyer sur aucun fait une accusation plausible, il était aussi fou que coupable de ne point s’arracher à des chimères ; mais c’est en vain qu’il se raisonnait lui-même : il se complaisait fatalement à ces chimères. Elles l’attiraient comme un abîme de doute au fond duquel il voulait malgré lui descendre.

Un soir la bonne Mme Herbin commit une maladresse. Elle s’était aperçue de la répulsion de Jacques pour M. de Girard, et crut en prévenir toute suite fâcheuse en répétant ce que le créole lui avait dit par hasard. Il y avait quelques années, il s’était battu deux fois en duel, et chaque fois avait tué son adversaire. Ainsi c’était un duelliste exercé qui ne manquait jamais son homme. Jacques fut en quelque sorte pris au dépourvu par ce récit. Jusque-là il ne s’était point imaginé avoir d’autre rôle à jouer que celui du juge frappant un coupable, et n’avait pas entrevu la possibilité d’une lutte personnelle. Il se mit à rire, mais il eut un involontaire serrement de cœur. Néanmoins, à cause de cette émotion même de son corps que son âme était incapable de ressentir, il affecta, lorsque l’occasion s’en présenta, de jeter sur M. de Girard des regards plus méprisans et plus hautains. Alors, comme sa haine, acharnée à la découverte d’un secret, était fort lucide, il remarqua qu’aux mêmes instans M. de Girard le regardait d’une façon singulière avec la persistance et le soin d’un homme qui s’efforce d’en reconnaître un autre. — Ah ! se dit-il, lui aussi m’aurait-il donc vu ? Serions-nous tous les deux à la recherche d’un souvenir, d’une impression dont nous n’aurions pas eu conscience ?

Il frissonna d’impatience et de douleur. — Cette situation ne saurait durer, se dit-il encore ; il faut y mettre fin d’une manière ou d’une autre.

Le lendemain, tout sembla devoir se terminer. Comme Jacques entrait chez sa fiancée, celle-ci accourut à lui toute joyeuse. — Mon ami, lui dit-elle, j’ai une bonne nouvelle à vous annoncer.

— Laquelle ?