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LES VOIX SECRÈTES DE JACQUES LAMBERT.

plaisir le Pilote de Cooper et en était aux dernières pages du roman, où l’auteur, en forme de conclusion, raconte ce que devint par la suite chacun de ses personnages. Mon camarade s’était particulièrement intéressé au jeune midshipman Merry. Par une fantaisie de romancier, Cooper, probablement embarrassé de Merry, le fait tuer en duel. Cette fin tragique, que rien ne permet de prévoir, surprit brusquement et douloureusement mon ami. Par sympathie d’âge, par caprice d’imagination, il s’était presqu’identifié avec Merry. Il lui sembla que lui aussi serait tué en duel. Cette impression lui resta, et souvent il m’a dit que, s’il avait une affaire, il ne se battrait qu’avec répugnance. Tu le vois, cela se passe exactement comme dans le rêve, et le pressentiment a sa raison d’être. Qu’une affaire survienne, avec l’impression fâcheuse qui persiste, on a des chances de mal tenir son épée, et, si on tient mal son épée, on court le risque d’être tué. Cela est simple et logique.

— Certes, mais ton exemple n’a qu’un tort. C’est que ton ami d’enfance est bien portant.

— Non, dit Lambert sérieux. Il s’est battu avec un de ses camarades en sortant de Saint-Cyr, et il a été tué.

— Diable !… fit Herbin.

Et les deux amis, cessant de parler, demeurèrent en proie à une émotion plus grande qu’ils n’eussent voulu se l’avouer.

II.

Quand la Magicienne arriva en France, Herbin et Jacques prirent un congé. Jacques, qui n’avait plus ses parens, vint à Paris, où demeurait d’ailleurs son ami. La famille Herbin le reçut admirablement. M. Herbin était banquier. C’était un homme de cinquante ans très aimable et très bon. Mme Herbin était une de ces excellentes femmes qui adorent leur ménage, dont toute la joie est dans le luxe et le bien-être de leur intérieur. Sa fille Hermance lui ressemblait, mais elle avait le charme de ses vingt ans, de grands beaux yeux bleus et des cheveux châtains. Au bout de quelque temps, elle accueillit Jacques comme un camarade, avec les nuances tendres et coquettes d’une amitié de femme. Évidemment elle était heureuse de le voir et toute prête à l’aimer. Jacques fut séduit par le tableau calme et rafraîchissant de cette vie de famille autant que par la beauté d’Hermance. Depuis dix ans qu’il naviguait, il n’avait jamais eu que de fugitifs plaisirs et des liaisons sans lendemain. À la place de cet isolement, il entrevit dans son union avec la jeune fille une affection loyale et sûre qui ne lui manquerait point. Par sa douceur,