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je réunirai sous un même point de vue les reproches qu’on lui fait, et je récapitulerai sommairement tout ce qu’on peut dire à sa justification ou à son avantage. On ne l’attaque ni dans sa capacité ni dans son intégrité, mais on lui reproche une faiblesse de caractère qui le porte à négocier lorsqu’il faudrait agir, et qui lui a fait perdre en plus d’une rencontre des momens précieux et décisifs. On l’accuse d’une déférence aveugle pour quelques amis qui ne devraient pas avoir sa confiance, et que l’on dit plus zélés pour leurs intérêts particuliers que pour l’avancement du bien public. On lui soupçonne un orgueil indomptable qui ne lui laisserait voir dans l’accroissement de la prérogative royale qu’un maître dont l’autorité lui serait insupportable; ce sont ses créatures, dit-on, qui, ayant eu la direction principale des élections dans les provinces, y ont fait des dépenses considérables qui n’ont produit, pour la plupart, que peu ou point de succès. On attribue à une autre de ses créatures la défection des paysans au moment de l’élection de l’orateur de leur ordre; la veille, on était assuré de 130 voix : plus de 60 ont manqué à leur engagement et à leur parti. On veut aussi que ce soit un autre de ses amis, chargé de la négociation avec les prêtres, qui nous ait fait perdre la supériorité dans cet ordre en pressant l’élection de l’orateur et en retardant la formation du comité secret, le tout à contre-temps. On en conclut les soupçons les plus odieux sur les intentions du maréchal et de ses amis. Cependant je dois dire que ces traits conviennent peu à l’idée que je me fais de son caractère. Il a quelquefois très bien su tirer parti des conjonctures; il a un grand fonds d’amour-propre, peut-être même d’orgueil, cela est vrai; mais je crois qu’il ne manque pas de droiture et d’honnêteté. Attaché à sa patrie, il en connaît assez les vrais intérêts pour ne pas se méprendre sur les liaisons étrangères qu’il lui convient de préférer. — Il n’a pas le cœur du roi, qui voit en lui un rival dont il faut circonscrire le crédit. »


Telles étaient les divisions du parti de la cour; elles avaient exercé une influence funeste sur les élections de la diète, qui s’était réunie le 25 juin 1771 avec des dispositions fort peu favorables envers le pouvoir royal. Heureusement pour Gustave III, une extrême anarchie régnait aussi parmi ses adversaires, chacun des quatre ordres dont la représentation nationale se composait voulant escompter le triomphe commun, qu’il estimait prochain, pour usurper d’importans privilèges : les paysans réclamaient la possession des hemman ou anciennes terres domaniales de la couronne, sur lesquelles la noblesse élevait également des prétentions, et de graves questions sociales venaient ainsi créer des inimitiés redoutables entre les différentes classes de la nation. La riche correspondance de M. de Vergennes contient encore à ce sujet d’utiles remarques, fruits d’une étude consciencieuse et dévouée[1]. La

  1. « Ces anciennes terres domaniales formaient, dit-il, la plus grande partie du pays. Jusqu’à l’avènement d’Ulrique-Éléonore, sœur de Charles XII, les paysans ne tenaient ces hemman en ferme qu’à titre d’économes; ils pouvaient en être dépouillés à volonté. En 1723, ils obtinrent qu’en payant six années des fruits de la terre ils en auraient la possession mobilière pour eux, leurs enfans et leur postérité à l’infini, sans pouvoir en être déplacés, s’ils payaient exactement le prix de la ferme suivant le contrat primitif. D’autre part, les privilèges de la noblesse, qui datent de la même année 1723, lui assuraient non-seulement le droit de posséder des hemman aux mêmes conditions que les paysans, mais encore celui de pouvoir les obtenir par voie d’échange et les réunir à leurs terres. Or il arriva que, des paysans ayant acquis de tels hemman quelques gentilshommes qui avaient acquis ultérieurement la possession foncière de ces mêmes terres par voie d’échange en voulurent faire déguerpir les paysans. Ceux-ci prétendirent que la noblesse renonçât à la possession de ces domaines, ce qui était contraire à ses privilèges; il était injuste également que les paysans ne pussent jouir en paix d’avantages tout à fait légaux