Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 50.djvu/58

Cette page a été validée par deux contributeurs.
54
REVUE DES DEUX MONDES.

vait donc, ce qui arrive aussi, que l’évocation résultât simplement de certaines combinaisons de sa pensée. Il est facile en effet, avec un peu d’efforts, dans le domaine de l’imagination pure, de se composer n’importe quel type. On n’y réussit toutefois qu’après quelques tâtonnemens, tandis que le visage de l’assassin avait surgi tout d’une pièce. Cela troublait Lambert et le rejetait dans le doute.

Jacques chercha longtemps une solution, ne la trouva pas et s’endormit de lassitude. À partir de ce moment, l’image qui lui était apparue ne le quitta plus. Très distincte pendant le jour, elle recevait de la nuit, pendant les rêves qu’il faisait, des contours mieux définis encore ; mais elle ne se mêlait en rien à l’existence factice que lui créaient ces rêves. Elle y gardait son altitude isolée. Jacques la voyait, n’était point vu d’elle. Il lui semblait pourtant, à la considérer ainsi dans son immobilité, qu’elle était pour lui un danger futur, et que ce sombre personnage entrerait tôt ou tard dans sa vie d’une façon redoutable. Il attendait avec impatience que ce moment se présentât, au moins en rêve, comme s’il eût pu y saisir quelque indication de son avenir. Ce morne visage, sa présence constante lui devinrent une obsession, et il s’acheminait peu à peu vers un état maladif de surexcitation nerveuse, quand une réflexion dont il ne s’était point encore avisé lui fit beaucoup de bien. Il se dit que cette fantastique apparition n’était due qu’à une simple association d’idées. N’était-il pas probable que quelques jours auparavant, lorsqu’il cherchait avec le plus d’ardeur quel pouvait être le meurtrier de Gerbaud, une image quelconque, empruntée à des souvenirs qui lui échappaient ou née d’un caprice de son imagination, s’était offerte à lui ? La simultanéité de la création de cette image et de la question qu’il s’adressait lui avait fait croire à l’évocation de l’assassin lui-même. Il n’y avait là qu’une coïncidence spécieuse qui l’avait induit en erreur, et l’explication qu’il se donnait maintenant était la seule vraie et la seule raisonnable.

Jacques éprouva un réel soulagement d’esprit ; mais, afin de se rassurer complètement, il voulut se bien convaincre que des souvenirs oubliés depuis longtemps, et dont on ne ressaisit pas la trace, peuvent inopinément surgir devant nous. Il était persuadé que, par une étude attentive de soi-même et par l’observation des faits qui nous entourent, on peut se rendre compte des aspects bizarres qu’offre parfois la vie de l’intelligence ainsi que des illusions des sens. Peut-être aussi espérait-il, en analysant le mécanisme de la mémoire, en forçant cette dernière à un exercice régulier et réfléchi de ses facultés, retrouver à point nommé dans sa vie antérieure cette singulière physionomie de l’inconnu dont il subissait souvent encore la sinistre fascination. C’eût été la meilleure preuve de l’ina-