Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 50.djvu/565

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

des contrées à moitié barbares, où le moyen âge n’est aboli que de nom, où les grandes propriétés continuent les envahissemens des grandes baronies, où les anciens abus se perpétuent sous de nouvelles formes, en vertu d’une sorte de droit coutumier qui maintient l’ancien droit féodal. Pour le paysan, rien ne semble changé : c’est toujours lui qui travaille et qui souffre. Seigneur ou bourgeois, le maître est toujours un tyran pour lui[1]!...

Dans de pareilles conditions, ce qui doit étonner les esprits sérieux, ce n’est pas que le brigandage endémique ait tourné en guerre sociale, mais que cette guerre sociale ait éclaté si tard. Les mêmes élémens de dissolution existaient déjà sous Ferdinand II; pourquoi donc ce monarque, heureux entre tous, demeura-t-il trente années et mourut-il sur le trône? Pour répondre à cette question, quelques mots suffisent, et nous laisserons parler le roi lui-même ; « Si je dois quitter mon royaume, dit-il un jour au prince Dentice, je léguerai à mes successeurs cinquante ans d’anarchie. » Ferdinand sentait le mal, mais il ne fit rien pour le combattre, il se contenta d’en ajourner l’explosion. Il persécuta les bourgeois, caressa les pauvres, soutint les prêtres, et, enrôlant les hommes d’énergie qui seraient devenus brigands, il en composa son armée, sa police et ses milices rurales. Il en résulta que ces tyranneaux embrigadés firent à peu près ce que feraient les loups, si on leur confiait la garde des moutons.

  1. Il est si vrai que le brigandage est un soulèvement de pauvres, une guerre sociale, qu’il n’a éclaté dans aucun endroit où un certain bien-être régnait parmi les populations. Dans les Abruzzes par exemple, où le propriétaire et le paysan s’associaient pour la culture du sol et s’en partageaient les produits équitablement, les embaucheurs trouvèrent peu de recrues. On peut citer encore deux villages de la province de Chieti, Bomba et Montazzoli : dans le premier, les pauvres étaient bien traités, mal dans l’autre. Bomba fournit à peine quelques hommes aux bandes, Montazzoli leur offrit une grande partie de ses habitans. Bien des pays relativement heureux, tels qu’Erchia et San-Vito, dans la terre d’Otrante, repoussèrent eux-mêmes les agressions; Atina, dans la terre de Labour, ne voulut même point de soldats pour la défendre. Orsara (Capitanate), où le partage des biens communaux s’était fait depuis longtemps, n’a donné que deux bandits. Encore une fois, ce cri jeté par les paysans aux députés qui venaient étudier leurs besoins : « Nous voulons des terres! » ce n’est pas une exclamation de socialistes, c’est une réclamation de pauvres gens qui rappellent humblement ce qu’on leur a promis. — « Donnez un morceau de terrain à ces campagnards, disait M. Castagnola, le député conservateur, au parlement de Turin, et vous en ferez les hommes les plus heureux du monde. » Ces paroles furent couvertes d’applaudissemens, la chambre sentit que l’orateur avait touché juste. Un fait tout récent vient à l’appui de cette idée. On sait que la culture du coton a pris cette année un grand développement dans l’Italie méridionale, et qu’en Sicile, dans les Pouilles, autour du Vésuve, elle a quintuplé les revenus des fermiers. Eh bien! ces paysans, qui ne sont pas des héros, mais qui tenaient aux récoltes, ont veillé tous les jours et toutes les nuits dans leurs champs, le fusil sur l’épaule, et pas un maraudeur n’est venu les attaquer. Le souci de leur bien les a rendus intrépides. Tous deviendront socialement et même politiquement conservateurs, si l’Italie leur donne quelque chose à conserver.