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beaucoup d’autres, bien plus policés : il aime les histoires où l’on s’entre-tue. Ce peuple s’améliore cependant, il s’éclaire surtout, et le jour approche où l’improvisateur aura grand’peine à réunir ses crédules auditeurs d’autrefois. Quant aux brigands qui pourraient lui fournir le sujet de tragiques histoires, ils auront bientôt disparu à leur tour. Les trois années qui viennent de s’écouler ont vu le brigandage tenter, pour prendre un rôle politique, un effort qui l’a conduit à sa perte. Réprimé par d’énergiques moyens militaires, il voit aujourd’hui s’achever sa ruine, grâce à un heureux concours de progrès matériels et de progrès moraux.

Pour connaître ce qu’était le brigandage sous l’ancien régime, il n’est pas besoin d’aller sur le Môle de Naples. Plusieurs des bizarres histoires qu’enrichissait de mille détails la verve infatigable des improvisateurs nous ont été conservées par l’impression. Ce sont en général des poèmes en octaves, violant toutes les lois de la syntaxe et de la prosodie, écrits dans une double langue, mi-partie d’italien et de patois, que ne comprendraient certes pas les étrangers. Je prends au hasard un de ces poèmes, l’histoire des aventures d’Agostino Avossa : il suffira pour donner une idée de l’ancien brigandage et aussi de ces épopées de carrefour qui ont charmé longtemps les oisifs du Môle.

Le poète commence par proclamer ce qu’il chante, à la manière des classiques; jamais il n’y aura rien de comparable aux aventures de son héros. Vient alors l’invocation habituelle, qui ne s’adresse point aux dieux de l’Olympe, mais à Notre-Seigneur Jésus-Christ. Il nous apprend ensuite qu’Agostino Avossa fut Napolitain, fils d’un riche boucher. Il avait deux chiens élevés avec grand amour. Un grand seigneur nommé l’Erario (le fisc, l’autorité joue toujours le rôle odieux dans la poésie populaire), rencontrant un jour Avossa, lui dit : « Mon ami, donne-moi, s’il te plaît, un de tes chiens pour ma chasse. » Avossa refuse. « Ce chien, répond-il, est le cœur de ma vie; prenez mon sang, si vous voulez, mais cette bête est à moi. » Quelques jours après, les deux chiens sont tués par l’ordre du grand seigneur. Cet acte de l’Erario, dans la langue du peuple napolitain, s’appelle un tradimento une trahison. Au tradimento répond la vendetta, la vengeance. Dans l’opinion du lazzarone, le tradimento est infâme, la vendetta généreuse[1]. Avossa se venge donc

  1. Sous les Bourbons, le plébéien ne croyait ni aux commissaires ni aux magistrats; il se faisait justice lui-même. La justice faite, le meurtre commis, il avait pour lui toute sa caste, il passait pour un homme de cœur. Un procès criminel et même le bagne ne le flétrissaient point. Je rencontrai un jour un forçat libéré depuis plusieurs mois, il portait encore sa veste rouge. Je lui demandai pourquoi il ne la quittait pas; il me répondit qu’elle était encore bonne.