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— Je vous l’ai déclaré au nom de ma conscience et avec la plénitude de ma raison, reprit tranquillement Déodat, j’ai retrouvé ici la famille que vos conseils perfides m’avaient fait abandonner, je ne la quitterai plus désormais. Oui, j’ai près de moi dans ce village un père et une mère; tous les habitans de Tirivelly sont pour moi des frères, entendez-vous?

Le pourohita demeurait confondu de tant de folie et d’audace. A ses yeux, Déodat n’était qu’un fou, et il s’éloigna en répétant : — Pauvre insensé! Tu renaîtras dans le corps d’un hibou, et tu pousseras la nuit à travers les forêts ce cri sinistre qui ressemble à la voix d’un désespéré.

— Ma mère, dit Déodat à la vieille Monique, tandis que le brahmane se retirait avec une lenteur affectée, et vous, padre, vous avez entendu mes paroles... Voulez-vous de moi? me pardonnez-vous ma fuite en pays ennemi?... Oui; eh bien! un mot encore... Nanny a été pour moi une sœur; dites-lui que je l’aime autrement désormais...

— Mon fils, dit le père Joseph, tu ne serais pas en sûreté parmi nous; il faut que tu t’éloignes pour quelque temps...

— Oh! mon Dieu, répliqua Déodat, m’en aller d’ici!

— Oui, pour un temps, il le faut. Tu reviendras, mon enfant... Si je suis mort, car ma fin approche, la bonne Monique te recevra une fois encore sous son toit... Mais non, ton absence ne sera pas longue; tu reviendras bientôt, Déodat, et j’espère que je pourrai, avant de fermer les yeux, bénir ton union avec celle que tu choisis pour ta compagne.

Les prévisions du père Joseph se réalisèrent. Après quelques mois d’absence, Déodat revint à Tirivelly. La colère des brahmanes s’était apaisée: d’ailleurs, pour se consoler de leur défaite, ils firent semblant de croire que Déodat était réellement fou. Ils le répétèrent si souvent qu’ils finirent peut-être par se le persuader. Le père Joseph, accablé d’années, put unir par le lien indissoluble du mariage Déodat et Nanny, et peu de jours après il s’éteignit doucement au milieu des larmes et des bénédictions de tous ses chers enfans de Tirivelly. Avant de mourir, il avait songé à placer convenablement le jeune couple. Un emploi honorable attendait Déodat dans la ville de Pondichéry. Le jour fixé pour le départ, un petit chariot couvert, attelé de deux bœufs blancs aux fines cornes, au dos bossu, fut amené devant la porte : c’était l’équipage qui allait conduire Déodat et sa femme dans la capitale des établissemens français. La vieille Monique, désormais trop âgée pour continuer à Tirivelly ses pieuses fonctions de mère des pauvres et des orphelins, suivit les jeunes époux. Elle prit place au fond du chariot, à côté de Nanny.