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pour s’y reposer des fatigues d’une longue marche. Il s’était bien donné de garde de se plonger dans les eaux malpropres de l’étang; il ne se croyait entaché d’aucune souillure, et d’ailleurs il lui devenait de plus en plus impossible de se conformer aux préceptes de l’idolâtrie. La pensée de se remettre sous le joug de la religion chrétienne se présentait quelquefois à son esprit; mais il la repoussait comme une faiblesse, et il évitait de diriger ses pas du côté du village de Tirivelly, dont le nom seul troublait son cœur. Dévadatta avait alors vingt ans, et il y a dans la jeunesse de ces momens où la liberté d’agir et de penser apparaît comme le plus grand des biens. Cependant il fallait prendre un parti, rentrer à Chillambaram parmi les brahmanes, ou chercher ailleurs des moyens d’existence. Dégoûté de tout au débat de la vie, inquiet de l’avenir, ennuyé du présent, Dévadatta s’abandonnait à des accès d’une mélancolie sauvage qui s’exaltait encore dans la solitude. Il éprouvait le besoin de se créer un rôle actif au milieu de ses semblables ; mais dans ce monde qui l’entourait il ne rencontrait que des intelligences assoupies et comme embourbées dans les traditions confuses que les siècles ont accumulées sur le sol de l’Inde.

Un soir, errant au bord d’un ruisseau, il aperçut un Hindou agenouillé dans l’herbe, qui se penchait pour aspirer l’eau au travers d’un linge posé sur sa bouche. Il s’approcha de lui. — Tu appartiens à la secte des djaïnas, toi qui crains d’avaler quelque être vivant contenu dans l’eau de ce ruisseau?

— Oui, répondit l’étranger sans se troubler, tout ce qui a vie est divin; la matière ne possède-t-elle pas la qualité d’être éternelle, puisque ce qui existe a toujours existé et existera toujours? Vous autres brahmanes qui vous dites orthodoxes, vous avez inventé des symboles ridicules et repoussans!... Vous fatiguez de vos prières vos dieux inutiles... Dieu, — car il n’y en a qu’un, — Dieu, qui est l’âme suprême, ne prend nul souci de nos actions; que lui font nos vertus et nos vices?

— Après la mort que devient l’homme? demanda Dévadatta.

— L’homme ne meurt pas, répliqua le djaïna, il recommence une autre vie, et selon que ses actions ont été bonnes ou mauvaises, il monte ou descend dans l’échelle des êtres... Celui qui pourrait atteindre à un état parfait de pureté, — mais il n’y en a plus de nos jours! — finirait par s’absorber dans le grand Tout, et alors il cesserait de tourner dans le cercle des existences terrestres...

Ayant ainsi parlé, le djaïna s’éloigna à pas lents, dans l’attitude d’un sage qui a le sentiment de sa supériorité. — Si ce que dit ce sectaire est vrai, pensa Dévadatta, le dernier mot de cette vie sans cesse renouvelée sera le néant, et la vertu n’aura d’autre récompense que de nous y faire arriver plus vite ! Idée consolante en vé-