Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 50.djvu/542

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tager avec la foule. Tout ce monde semblait en proie au vertige ; une force aveugle poussait en avant ces voyageurs harassés et poudreux qui encombraient la route, pareils à un troupeau sans pasteur, peuple abandonné à qui jamais il n’avait été adressé une parole de consolation. Emu par ce spectacle, Dévadatta s’assit au pied d’un arbre, et le discours sur la montagne lui revint à la mémoire. L’Évangile, renié par lui, se montrait à son intelligence dans sa sereine grandeur, dans sa majesté divine. La vie facile et en apparence si heureuse qu’il avait menée pendant deux ans dans les pagodes de Chillambaram lui faisait l’effet d’un songe pénible. Depuis le jour de son entrée au milieu des brahmanes, il ne lui était pas arrivé d’accomplir une seule action noble et désintéressée, dont le souvenir l’élevât à ses propres yeux. Et les pèlerins souillés de tant de fautes honteuses dont ils n’avaient pas conscience, dont ils ne songeaient pas à se purifier, défilaient pêle-mêle, bruyans, hébétés, prodiguant les marques de leur respectueuse déférence à ce jeune homme soucieux et attendri, qu’ils prenaient pour un brahmane orthodoxe remerciant les dieux de l’avoir créé si puissant et si sage.

Aux voyageurs que la dévotion conduisait vers l’étang de Combaconam s’étaient joints des marchands venus des provinces les plus reculées de la presqu’île indienne. Ils établirent dans le voisinage un bazar qui prit bientôt les proportions d’une ville commerçante, avec ses longues rues, son mouvement et son bruit. Les milans affamés s’y abattirent de toutes parts, cherchant à enlever jusque dans les paniers des vendeurs les débris de poisson salé que leur disputaient les corneilles, et de la pagode du village sortaient les singes familiers qui commettaient mille larcins dans les boutiques. Au jour fixé par l’almanach brahmanique, la foule se précipita avec empressement dans les eaux sacrées, qui ne tardèrent pas à devenir horriblement troubles : tant de pécheurs y avaient laissé les souillures de leurs âmes et de leurs corps ! Puis, comme il arrive toujours en pareille circonstance, le choléra fit son apparition au milieu de cette population agglomérée sur un espace étroit. Bien des pèlerins moururent à quelques pas du lieu où ils étaient venus chercher la santé ; les autres ne tardèrent pas à reprendre le chemin de leur pays, et le silence régna de nouveau dans le village de Combaconam, dont l’étang devait rester durant douze années privé de sa vertu miraculeuse.


V. — LE PONGOL.

Tandis que le pourohita se félicitait avec ses collègues de la pieuse résolution qu’avait prise Dévadatta, celui-ci restait à Combaconam assez indifférent à la sainteté du lieu, et tout simplement