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s’exagérait le danger de la situation. Néanmoins il voulut se tenir prêt à tout événement. À dix heures, ne sachant à quoi employer sa soirée, il se rendit à un monte (maison de jeu). Il s’était mis en habit bourgeois afin de ne point attirer les regards, et s’assit dans un coin. Le spectacle qu’un monte offrait à cette époque, — peu de temps après la découverte de l’or, — était vraiment curieux. La fièvre du jeu était extrême et la défiance excessive. Tous les joueurs sans exception étaint armés, et quelques-uns, tout en tenant les cartes, avaient à côté d’eux leur revolver sur la table. Des enjeux considérables, représentés par des masses d’or, allumaient la convoitise dans tous les yeux. Les chances du jeu amenaient fréquemment des scènes de désordre ou de violence. L’attention de Lambert se porta sur une table placée en face de lui à l’autre extrémité de la salle. Il s’y groupait une trentaine d’hommes de tout âge, de tout rang et de tout costume. Sans doute le coup qu’on allait jouer était décisif, car il régnait un grand silence parmi les joueurs. Le regard de Lambert embrassait tous ces hommes en général sans se fixer sur aucun en particulier. Il se plaisait à ce tableau de physionomies passionnées, les unes réfléchies et concentrées en elles-mêmes, les autres haletantes et effarées. Tout à coup il se fit un grand bruit mêlé de cris et d’imprécations. Les joueurs se ruèrent sur le banquier, qui tomba frappé d’un coup de couteau. Cette scène dura peu ; elle cessa sur les réclamations des assistans, qui se plaignirent de ne pouvoir jouer en paix. La table où le banquier avait été frappé fut désertée, et le malheureux resta étendu sur le sol sans que personne s’inquiétât de lui.

Lambert, qui avait tiré sa montre, s’aperçut qu’il était minuit et sortit à la baie. La maison que Gerbaud lui avait indiquée se trouvait à quelque distance de la mer, et à une lieue environ de San-Francisco. La route était bordée de petits arbres formant futaie. Quoique Lambert marchât vite, il éprouvait un grand bien-être. Après la scène de meurtre à laquelle il venait d’assister, il se sentait comme rafraîchi par la limpidité de l’air, la transparence de la nuit, bien qu’il n’y eût pas de lune, le silence de l’heure et la senteur des arbres. Il distingua bientôt la maison : c’était une petite habitation blanche à persiennes vertes, avec une galerie extérieure, dans le genre des villas italiennes. Aucune lumière ne brillait aux fenêtres. Lambert sourit. À ce moment sans doute, son ami prenait congé de sa belle maîtresse. Il ralentissait sa marche, lorsqu’un coup de feu, dont il put voir la flamme, partit à cinquante pas de lui. Agité d’un sombre pressentiment, il se précipita, et trouva Gerbaud la face contre terre et la poitrine traversée de deux balles. Lambert le souleva, l’étreignit, l’appela. Gerbaud, les yeux grand