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pagodes pour redemander ce fils un instant retrouvé, disait-elle, et qui lui avait été ravi une seconde fois. Dévadatta se montra tout d’abord sincèrement affligé de sa disparition; il fallut que les brahmanes, pour calmer son chagrin, lui avouassent qu’il n’existait aucune parenté entre lui et la malheureuse idiote. C’était pourtant à cause d’elle, et pour obéir aux sentimens de la piété filiale, qu’il avait abandonné son véritable père adoptif, le vieux prêtre à qui il devait la vie!

— Qu’as-tu à regretter? lui dit le pourohita ; hier encore tu n’étais rien qu’un être déclassé, aujourd’hui te voilà élevé au premier rang parmi les hommes. Il nous fallait une femme qui jouât le rôle de mère, et j’ai pris cette folle... Elle est partie, que t’importe, puisque tu n’es pas son fils?... Ta vraie mère est morte; elle a péri dans le djungle où ton padre l’avait rencontrée. Il y a longtemps que nous le savons... Quant à ce vieux fou qui avait fait de toi son disciple, il mourra sans doute avant d’arriver à Pondichéry, et tu n’entendras plus parler de lui... Oublie-le donc... N’as-tu pas retrouvé ici une famille? et quelle famille!

Le pourohita en effet comptait parmi les brahmanes de Chillambaram beaucoup de parens qui témoignaient à Dévadatta une certaine bienveillance. Les transfuges sont toujours bien accueillis dans le camp opposé. Chaque jour, le nouvel adepte du polythéisme allait avec ses collègues laver les idoles des pagodes et vaquer aux autres cérémonies du culte païen; puis venaient les ablutions dans les étangs sacrés, les soins à donner à ce corps mortel que les brahmanes traitent si délicatement, les repas succulens et la sieste sur les bancs de pierre, à l’ombre des toiles tendues devant les maisons. Ces occupations très peu pénibles, ces pratiques purement extérieures, qui n’exigent ni recueillement ni contrainte des sens, ne tardèrent pas à produire leur effet sur Dévadatta. Les scrupules qui d’abord avaient troublé sa conscience s’assoupirent peu à peu. Il prit plaisir à étudier les légendes relatives aux divinités avec lesquelles il vivait dans un commerce de tous les instans, et les traditions qui attribuent à notre globe une antiquité si reculée. Ces fictions extravagantes, mais souvent grandioses et toujours empreintes d’un naturalisme mystique rehaussé de poésie, les brahmanes les lui racontaient avec enthousiasme. Dévadatta les écoutait d’une oreille attentive ; elles agissaient sur son imagination naïve et peuplaient son esprit de vagues symboles. Entre le pourohita et lui s’établissaient des conversations sérieuses et animées dans lesquelles les grands problèmes de la destinée humaine étaient franchement abordés. Doué d’une intelligence vive et facile à séduire, Dévadatta ouvrait son âme à des doctrines à demi fatalistes, incohérentes, souvent contradictoires, qui excusent les faiblesses humaines tout en